Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Nous poursuivons aujourd’hui avec vous la thématique que vous abordez depuis plusieurs semaines autour de l’influence de l’Union européenne à l’international et de sa mission de protection des intérêts européens. En quoi le débat actuel autour de l’IRA, le Reduction Inflation Act voté par les États-Unis en aout dernier, ravive-t-il les inquiétudes des Européens quant à la capacité de l’Union européenne à les protéger efficacement ?
L’IRA est un paquet législatif de 430 milliards de dollars, à destination des entreprises et des produits « Made in USA », donc avec une nette préférence nationale. Concrètement, l’IRA permettra de développer la filière automobile électrique aux États-Unis, en octroyant des subventions et des crédits d’impôts à toutes les entreprises qui viendraient relocaliser leur production de véhicule électrique dans le pays. L’objectif est double : décarboner l’économie américaine en investissement massivement dans les énergies propres, et stimuler la filière américaine de l’électrique. Alors, ces mesures, elles posent un vrai problème du point de vue des règles de l’OMC, l’organisation mondiale du commerce, puisqu’elles s’apparentent clairement à des mesures protectionnistes, créatrices de distorsion de concurrence puisque les entreprises non américaines ou non implantées aux États-Unis ne pourront pas bénéficier des crédits d’impôt, et qu’elles pénalisent le commerce international. C’est l’un des points que les institutions européennes ont tout de suite soulevé en demandant à l’OMC de se prononcer sur l’IRA.
Qu’est-ce que craignent concrètement les Européens avec l’IRA ? Une baisse de leur compétitivité ? Une crise du secteur de l’automobile ?
Il n’y a pas que les Européens qui sont inquiets. Les Japonais et les Coréens, qui sont aussi des grands constructeurs automobiles, craignent les conséquences de ces mesures protectionnistes. Concrètement, le risque c’est que les Américains obtiennent, à terme, une forme de quasi-monopole sur la production de véhicule électrique. Et ce risque inquiète d’autant plus les Européens qu’ils ont eux-mêmes misé beaucoup sur la voiture électrique. Rappelons-nous que les parlementaires ont voté l’interdiction de la production de nouveaux véhicules à moteur thermique en 2035. Et au-delà de l’électrique, c’est tout le secteur des énergies renouvelables qui est concerné par l’IRA, notamment l’hydrogène, là encore énergie sur laquelle l’UE mise pour l’avenir.
Qu’est-ce qui empêchent les Européens de s’inscrire dans la compétition et de proposer eux aussi des crédits d’impôts et subventions ?
Ils peuvent le faire, et ils vont sans doute le faire, mais la grande différence, c’est l’échelle. Face aux 430 milliards de l’IRA, auxquels s’ajoutent les 1900 milliards de dollars du Plan de relance voté en 2021 (ce qui représente environ le PIB d’un pays comme l’Italie...), l’UE ne peut clairement pas rivaliser. Un exemple : pour l’hydrogène vert, l’UE autorise un financement de 5 milliards d’euros ; les États-Unis, eux, injectent 100 milliards de dollars. On est donc sur des échelles complètement différentes. Autre exemple sur les batteries électriques : l’entreprise suédoise qui les produit a le choix entre, installer son usine en Allemagne contre une subvention de 155 millions d’euros, ou s’installer aux États-Unis contre une subvention de 600 millions. Ce n’est donc pas sur le terrain des subventions que l’Europe peut rivaliser. Enfin, il ne faut pas oublier que les États-Unis ont un autre avantage certain : celui de bénéficier de coûts de l’énergie deux fois moins chers qu’ailleurs, et aujourd’hui les Européens achètent le gaz naturel liquéfié aux Américains à prix d’or.
Face à tout cela, comment les Européens réagissent depuis plusieurs mois ?
Là encore, il y a des divergences d’échelles. Tout le monde est conscient qu’il faut réagir pour protéger nos marchés, nos industries, mais aussi les consommateurs européens. C’est un enjeu de souveraineté, et ça, c’est un constat relativement bien partagé. En revanche, lorsqu’il s’agit des solutions, là, les avis divergent. Emmanuel Macron a tenté de négocier des exemptions pour des industries européennes avec les États-Unis, mais les négociations n’ont pas abouti. Depuis, plusieurs propositions ont été avancées, comme la souscription d’un nouvel emprunt commun, à l’image de celui qui avait été souscrit en 2020. Mais les États dits frugaux l’ont rejeté d’emblée. La France a aussi proposé un plan intitulé « Buy European Act », un peu à l’image de l’IRA. Mais pour l’instant on ne peut pas dire qu’il y ait eu beaucoup de soutiens.
Pourtant, le Commissaire européen, Thierry Breton, semble se prononcer en faveur d’un principe de préférence européenne. Mais il semble aussi assez isolé au sein de la Commission. Comment réagissent les institutions européennes ?
Le Commissaire Thierry Breton a proposé un plan, le Clean Tech Europe, qui repose sur l’investissement massif dans cinq technologies : le solaire, l’éolien, les pompes à chaleur, les électrolyseurs et les réseaux électriques. Mais là encore, il va falloir voir les moyens que les États sont prêts à mettre pour peser véritablement d’un point de vue économique et commercial. Sur ce sujet, les institutions européennes sont en quelque sorte tiraillées entre le marteau et l’enclume : d’un côté, la tentation de politiques protectionnistes (mais en a-t-on les moyens ?), et de l’autre, l’attachement viscéral aux valeurs et aux règles de l’OMC (mais là encore, en a-t-on toujours les moyens ?). La Présidente, Ursula van der Leyen, se dit prête à ajuster les règles existantes pour faciliter les investissements publics dans la transition environnementale et réévaluer le besoin de financements européens. Mais le défi posé par le contexte, et accéléré par l’IRA, exige de l’Europe qu’elle change d’échelle et qu’elle adopte une vraie stratégie d’influence, ce qui implique aussi d’accepter d’en payer le prix.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.