Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Pour débuter cette nouvelle année, vous souhaitez revenir sur l’œuvre d’une vie, celle de Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, décédé le 27 décembre dernier.
Oui, Jacques Delors peut être qualifié de grand européen, un de ceux qui a le plus cru dans le projet d’union des peuples et des nations. D’abord ministre de l’Économie et des Finances sous Pierre Mauroy de 1981 à 1984, il s’est surtout distingué par sa fibre sociale. Il a toujours eu le soucis du dialogue, que ce soit avec les syndicats ou le patronat. D’ailleurs dès 1950 il s’engage dans le syndicalisme : d’abord auprès de la CFTC, la Confédération française des travailleurs chrétiens ; puis en 1969, lorsqu’il rejoint la section du Plan et des investissements au Conseil économique et social. On est post-68, ce qui veut dire dans une société fracturée qui cherche de nouveaux repères et un nouvel équilibre entre l’économique et le social.
Cet équilibre, Jacques Delors va tenter de le trouver aussi bien en France qu’en Europe d’ailleurs.
Oui. Pendant sa présidence de la Commission européenne de 1985 à 1995, il va notamment contribuer activement à la mise en place du marché unique européen en 1992. Il a été un défenseur convaincu d'une Union européenne qui ne se limite pas à une simple coopération économique, mais qui intègre également des dimensions sociales, culturelles et politiques. Pendant son mandat, il va donc aussi favoriser des politiques en faveur de la protection sociale, de l'emploi et de la cohésion sociale au sein de l'Union européenne. Concrètement, il a renforcé le Fonds social européen pour favoriser le développement économique et réduire les disparités entre les régions de l'UE. Sur le plan institutionnel aussi, il a œuvré en faveur de la recherche du compromis, notamment en permettant de passer plus de sujets via la majorité qualifiée au Conseil, et non plus qu’à l’unanimité. Ça se concrétise dans l’Acte unique européen qui sera signé dès 1986.
Pourtant, lorsqu’il devient ministre des Finances en France, en 1981, beaucoup à gauche de l’échiquier politique lui reprochent ses réformes de rigueur et d’austérité.
Oui, c’est le paradoxe de l’ère François Mitterrand qui a été élu sur un programme de gauche et qui, dès son arrivée au pouvoir, confronté à la réalité de la situation économique du pays, va pratiquer une politique économique dite de droite. Jacques Delors, pendant son mandat de Ministre, n’est pas à l’aise avec les réformes qu’on lui demande de faire passer, il menace d’ailleurs plusieurs fois de démissionner. Et lorsque le gouvernement de Pierre Mauroy tombe et est remplacé par celui de Bérégovoy, il quitte la politique française et se consacre pleinement à l’Europe.
Il a une vision très fédérale de l’Europe, en contradiction avec certains de ses prédécesseurs et successeurs d’ailleurs.
Oui, notamment à travers le marché unique et l’idée de la monnaie unique puisqu’il va poser les jalons de ce qui deviendra la politique monétaire de l’UE et la création de l’Euro. Une monnaie commune, c’est plus qu’un pas vers l’Europe fédérale, c’est véritablement un saut de géant. Il fait partie de ceux qui croient qu’à travers la coopération économique renforcée entre les États, une solidarité de fait va s’établir. Il incarne d’ailleurs pendant son mandat la volonté de concrétiser la célèbre devise qu’on attribue souvent à François Mitterrand : « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ». Il s’inscrit dans la continuité de la vision des Pères fondateurs de l’Europe : notamment Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer.
Certains estiment néanmoins que les avancées sociales de l’ère Delors ne sont pas aussi importantes que cela et que beaucoup reste encore à faire dans ce domaine.
Oui bien sûr, l’Europe sociale n’existera pas en tant que telle tant qu’on n’aura pas réglé la question de l’harmonisation des politiques fiscales et sociales des États, et tant qu’on n’aura pas réduit encore plus les inégalités sociales entre les États membres. Le problème se posera encore plus lorsque des pays comme l’Ukraine, ravagé par la guerre, intégreront l’Union européenne. Mais on peut quand même retenir plusieurs choses de l’ère Delors à la commission.
Il a soutenu la création de plusieurs programmes d'initiative communautaire visant à lutter contre le chômage et à promouvoir l'emploi ; il a largement renforcé le Fond social européen ; il a joué un rôle central dans l'élaboration du Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l'emploi, publié en 1993 qui proposait une stratégie globale visant à stimuler la croissance économique tout en favorisant la création d'emplois. Et puis c’est lui qui a créé le programme Erasmus pour les étudiants et Eureka pour la recherche.
Et sur le dialogue social ?
C’est un des points majeurs de sa présidence. Il a notamment favorisé la conclusion d'accords-cadres entre les partenaires sociaux au niveau européen. Il a fait adopter la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Donc on peut dire qu’il a laissé une marque indélébile sur l’UE. Mais il est évident que le chantier de l’Europe sociale reste ouvert.