Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui, vous nous parler depuis Lille où vous organisez un Forum sur le thème de la souveraineté numérique européenne. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Oui. En effet, avec Synopia nous organisons aujourd’hui la deuxième édition de notre Forum du numérique consacrée cette année à un enjeu crucial, à quelques semaines des élections européennes, celui de la souveraineté numérique de l’Europe. C’est un évènement organisé en partenariat avec l’École du Numérique de l’Université Catholique de Lille et de nombreux partenaires nationaux et régionaux. L’objectif de cette journée, c’est de trouver le moyen de concilier la coopération entre tous les acteurs du numérique, européens et non européens, et la compétition qui est aujourd’hui inévitable. La souveraineté numérique européenne, c’est un sujet d'importance croissante au sein de l'UE et de ses États membres. Elle fait référence à la capacité de l'Europe à exercer un contrôle sur les technologies numériques, sur les données, sur les infrastructures et les services numériques dans le but de protéger ses intérêts économiques, politiques et culturels.
Sur ces sujets, l’Union européenne a beaucoup avancé dernièrement, notamment avec les deux directives DSA et DMA.
Oui, et ce sont des avancées vraiment notables. Ça montre bien que le numérique est un sujet central pour l’Europe. Mais il est indéniable que nous avons pris beaucoup de retard dans ce domaine. Comme l’explique d’ailleurs l’Amiral Arnaud Coustillière, Président du pôle d’Excellence cyber et parrain de notre Forum, la France et l’Europe ont raté le démarrage du numérique, aux profits d’acteurs principalement américains et chinois. Donc la question n’est pas de savoir comment s’imposer comme un leader du numérique. C’est irréaliste. C’est plutôt de savoir comment l’UE peut définir une voie d’autonomie stratégique qui corresponde à ses intérêts et comment elle peut choisir ses formes et ses niveaux de dépendances. Aujourd’hui à Lille nous allons poser cette question à des acteurs très divers : élus nationaux, représentants de collectivités territoriales, candidats aux élections européennes, chercheurs, et des entreprises du numérique comme OVH Cloud, IBM, Mirakl, et bien sûr, Google.
On est donc condamnés, selon vous, à rester dépendants d’acteurs non européens dans le domaine du numérique ?
Oui mais aujourd’hui nous sommes dépendants, demain nous devons être partenaires. La clé de la souveraineté, ce n’est pas l’autarcie, mais c’est la capacité de choisir ses dépendances, choisir ses partenaires. C’est la possibilité de coopérer, tout en s’inscrivant dans une compétition internationale qu’on ne peut pas éviter. L'Europe dépend en grande partie de technologies numériques développées en dehors de ses frontières. Même si elle se dote d’une législation de plus en plus protectrice de ses intérêts et qui vise une autonomie stratégique, cela prendra du temps. Elle doit donc compter sur ses alliés, ceux qui partagent ses valeurs, notamment celles qui sont liées à la protection des individus et des libertés individuelles, au respect de la démocratie et de l’état de droit, etc.
Mais ses alliés ne sont-ils pas aussi ses compétiteurs, on pense aux États-Unis notamment ?
Si bien sûr, et ce n’est pas antinomique. Les États membres de l’UE sont des alliés mais ils sont aussi en compétition les uns avec les autres. Mais avec le cadre européen, cette compétition est encadrée et s’inscrit dans un principe de compétition loyale. Dans les faits c’est plus compliqué que ça et on en a des exemples quotidiens, notamment dans le domaine de l’agriculture. Donc l’équilibre entre la coopération et la compétition est toujours difficile à trouver, mais il faut impérativement le rechercher, même avec nos alliés américains qui dominent le secteur du numérique aujourd’hui. Force est de constater qu’il n’existe pas beaucoup de pays avec qui l’Europe partage les mêmes valeurs et principes fondamentaux. Les États-Unis figurent parmi les rares à tenter de défendre, comme nous ces valeurs. Et pourtant, la compétition entre les acteurs du numériques européens et américains fait rage, au détriment d’une stratégie commune. Il me semble donc nécessaire de trouver les moyens de faire ensemble et de rendre la compétition moins féroce, plus équitable d’une certaine manière.
Mais n’est-ce pas un vœu pieux ? Les Américains ont leurs propres intérêts.
Tout comme nous. C’est pour ça qu’il ne faut pas non plus couper tous les ponts avec la Chine ou d’autres partenaires. Il y a un équilibre à trouver. Et plusieurs questions centrales auxquelles nous devons répondre aujourd’hui : comment passer de la compétition pure à la coopération équilibrée dans le domaine du numérique ? Comment fédérer l’écosystème du numérique pour concilier compétitivité et coopération ? Ou encore, comment concilier la coopération avec les acteurs du numériques européens et non européens, avec l’objectif de souveraineté européenne ? Nous partageons un contexte et des défis communs avec les Américains : les attaques contre la démocratie et les libertés individuelles sont légion aujourd’hui. Elles proviennent bien sûr de puissances étatiques autoritaires par le biais de la désinformation et de la manipulation de l’information, mais elles viennent aussi de l’intérieur par le biais de géants économiques peu soucieux de la protection des données et des droits des utilisateurs. Il doit y avoir une prise de conscience partagée entre Européens et Américains sur cet état de fait pour trouver les moyens de défendre vraiment et durablement nos valeurs et nos modes de vie. C’est un véritable enjeu de survie aujourd’hui.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.