Jeanne Gohier est analyste sur la finance du climat chez Fideas Capital, qui propose aux Européens d’investir « Smart for Climate », c’est-à-dire de prendre en compte les enjeux du réchauffement climatique dans leurs placements.
Nous parlons aujourd'hui du secteur pétrolier qui est menacé par la transition bas-carbone.
Que vont devenir les grandes sociétés pétrolières ?
C’est une question importante ! Le pétrole représente 1/3 de la consommation mondiale d’énergie primaire, c’est notre première source d’énergie. Et l’Europe a des poids lourds dans ce secteur, comme BP, Shell ou Total. Les polémiques sur le pétrole ne datent pas d’hier. Mais aujourd’hui, la pression des actionnaires se fait sentir, comme lors de la dernière assemblée générale du groupe Total en mai dernier. Réfléchir à leur avenir, c’est repenser entièrement le modèle de société dans lequel nous évoluons.
Pourtant il faut bien réfléchir à la transformation de ce secteur, du point de vue du climat…
Effectivement, parce que ce n’est pas seulement la combustion, mais aussi l’extraction et le raffinage du pétrole qui émettent des quantités gigantesques de gaz à effet de serre. En Europe, 13 grands pétroliers représentent 4% de la capitalisation boursière des 600 plus grandes entreprises, mais sont responsables de 15% des émissions de gaz à effet de serre ! L’industrie pétrolière se retrouve un peu dos au mur, elle est contrainte d’agir : les pouvoirs publics poussent à la diversification des sources d’énergie, le parc automobile électrique se développe, et puis la finance responsable grandit et demande des comptes aux entreprises.
Est-ce que les entreprises pétrolières ont décidé d’agir pour le climat et de se transformer ?
C’est intéressant de voir les différences de comportement entre les plus grandes entreprises pétrolières.
L’évolution du comportement de Total est frappant : entre 2015 et 2020, régnait la politique du « on a bien compris les enjeux du climat, mais on fait ce qu’on peut ». Investir 1 milliard sur an dans les énergies renouvelables était perçu comme un exploit remarquable, mais difficile à réitérer parce que les actionnaires allaient sacrifier leurs dividendes, qui on doit le rappeler sont distribués généreusement dans le secteur.
En 2020, la tendance a changé. On entend de la part de Total : « mettons-nous au premier plan pour la transition ». La société souhaite investir 3 milliards d’euros par an dans les énergies renouvelables, soit 20% de ses investissements, pour devenir un producteur multi-énergies. La structure de revenus sera alors constituée de 40% de renouvelables, 40% de gaz et 20% de pétrole. Un exemple récent qui témoigne de ses efforts : la gestion par le groupe des bornes de recharge et des voitures Autolib à Paris, ainsi que les annonces de neutralité carbone sur ses propres opérations en Europe d’ici 2050.
N’est-ce pas là un discours qui mélange de bonnes intentions et du greenwashing ?
Ces annonces sont inédites par leurs ambitions, et il est vrai que le secteur est très souvent pointé du doigt pour sa pratique du greenwashing. En effet, un engagement plus fort encore est nécessaire, puisque les dernières études montrent que les engagements de tous les groupes pétroliers européens ne sont pas suffisants pour respecter les Accords de Paris. Mais ils ne peuvent pas faire d’immenses efforts sans soutien extérieure, notamment l’aide de leurs investisseurs et des gouvernements.
Nous parlons de Total, mais qu’en est-il des autres entreprises ?
Les autres sociétés pétrolières européennes ont aussi fait des annonces de neutralité carbone d’ici 2050, avec parfois des choix ambitieux : Eni souhaite diminuer toutes ses émissions de 80% d’ici 2050. BP ne se lancera pas dans de nouveaux projets d’exploration, et veut diminuer de 40% sa production en pétrole et gaz d’ici 2030… mais cela ne concerne que ses activités propres alors qu’il détient 30% des activités du pétrolier russe Rosneft, qui n’a fait aucune annonce.
Outre-Atlantique, on est aux antipodes ! Chez ExxonMobil par exemple, il n’est pas question de se fixer des objectifs de neutralité carbone ou de produire à partir d’énergies renouvelables. L’entreprise mise sur les biocarburants et la capture du carbone, une technologie encore très incertaine…
Mais alors quelle position adopter face à ces différents cas ? Faut-il les renvoyer dos à dos et se désintéresser complètement de ce secteur ?
Ca n’est pas forcément judicieux de bouder toutes ces entreprises pour deux raisons simples : elles emploient un très grand nombre de personnes, et l’économie aura toujours besoin d'énergie. Il est donc sans doute préférable de s’intéresser au secteur et de soutenir les pétrolières qui ont prévu de gros efforts de transformation, en les suivant naturellement avec soin, car elles peuvent permettre des réductions d’émissions de CO2 très importantes.
Et, d’un point de vue boursier, investir dans les entreprises qui s’engagent dans la transition énergétique, c’est protéger son argent, car elles seront mieux à même de résister aux chocs économiques qui arriveront avec la transition bas-carbone. L’enjeu est bien trop important pour ne pas s’en soucier !
Image : A Quinn
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