L'Europe, le monde, la paix

Penser la paix sous la IIIe République

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Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.

Stéphanie Couderc-Morandeau, vous êtes philosophe, ingénieure d’études au CNRS, au laboratoire Droit et Changement social de Nantes Université, et vous nous ramenez à l’époque de la Troisième République pour évoquer la manière dont le positivisme a pensé la paix. Rappelez-nous ce que représente le positivisme.

C’est une philosophie à la fois révolutionnaire et héritière des Lumières. Fondé par Auguste Comte dans la première moitié du XIXe siècle, et poursuivi par ses disciples dont les représentatifs sont Pierre Laffitte et Émile Littré lors de la Troisième République, le positivisme conçoit la paix comme une absence de guerre, sans pour autant exclure les rivalités, les luttes et les conflits. La paix s’entend comme un principe qui ne se différencie pas catégoriquement de la guerre. Le souci de maintenir la paix revient donc à celui d’éviter la guerre. Par conséquent, la paix se définit par des engagements pacifistes s’exprimant par une absence de conflits tant sur un plan national qu’international.

C'est plus facile à dire qu'à faire !

C'est pour cela que le système philosophique d’Auguste Comte établit, pour remédier aux désordres des politiques nationales et internationales de son époque, une République universelle, seul modèle politique capable selon lui de rétablir l’ordre qui s’appuie sur la devise : « L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour but. ».

La philosophie de Comte va transposer, laïciser, universaliser ces trois valeurs pour penser une unité humaine qui ne découle pas de forces guerrières ou de dogmes religieux mais de l’idée d’aimer le monde.

N'est-ce pas un peu utopiste, pour ne pas dire naïf ?

Tout système de pensée comporte une part d’utopie et de naïveté. Ici les concepts de progrès, d’ordre et d’amour universel doivent être compris comme un socle à partir duquel on peut penser la notion de paix sur l’idée d’extension du monde comprenant un rapprochement non conflictuel entre les peuples d’Occident et d’Orient, symbole de la véritable évolution humaine.

Ce rapprochement entre les deux pôles s’effectuerait selon des phases successives confirmant l’unité de l’espèce humaine. Auguste Comte poursuit ici les idées des Lumières, notamment celle du philosophe Condorcet qui, dans son ouvrage L’esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, paru en 1795, affirme que tous les peuples sont aptes au progrès, c’est une question de temporalité.

Quelle a été la suite du mouvement positiviste ?

Les successeurs de Comte, bien qu'ils appartiennent à des écoles de pensée différentes, s’appuieront sur ces mêmes principes pour penser la paix, en soutenant les idées de fraternité humaine, d’un monde commun pacifique, réceptacle d’un équilibre entre l’Occident et l’Orient.

Mais les positivistes seront écartelés entre leurs idéologies pacifistes et la réalité des politiques européennes impérialistes et hautement instables de leur temps.

Vous pouvez donner un exemple ?

Prenons par exemple le philosophe Émile Littré, connu comme le père du célèbre dictionnaire, qui commettra des infidélités par rapport aux orientations de la philosophie d’Auguste Comte en ne se positionnant pas contre les politiques impérialistes menées en Europe. Il affirmera qu’elles ne sont pas nécessairement source de conflits ou de déséquilibres entre l’Occident et l’Orient lorsqu’elles sont établies sur un mode de gouvernance approprié tel que le protectorat. Il se rangera donc du côté des républicains et soutiendra la politique coloniale française.

Littré prolonge ainsi une conception occidentale de la paix fondée sur l’idéologie du socialisme pensé comme un monde idéal égalitaire.

La paix ici se construit bien sur l’idéologie du progrès humain mais ce n'est plus le progrès tel qu’il est défini chez Auguste Comte. Le progrès est assimilé ici à une volonté de civiliser des peuples dits « inférieurs » dans une temporalité politique.

Et que reste-t-il de la philosophie positiviste ?

Elle a influencé de nombreux courants politiques à l’étranger comme en France avec notamment le parti des républicains et bon nombre des hommes politiques dont les plus connus sous la Troisième République sont Jules Ferry ou Léon Gambetta. Elle a également révélé toute la complexité de la notion de paix, dont la finalité principale est de concevoir des moyens pour en faire bénéficier l’humanité. Des moyens qui impliquent de développer une théorie anthropologique de l’humain et d’en saisir son évolution au sein des sociétés.

Si les idées pacifistes des positivistes et leurs influences sur les courants politiques n’ont pu éviter les terribles tensions qui ont dominé le monde – deux guerres mondiales – les positivistes laissent un héritage constructif. Selon moi, leur idée de prôner l’ordre et le progrès dans le but de maintenir la paix par l’absence de conflits reste un enjeu majeur à l’ère d'une mondialisation de plus en plus en tensions.

Merci beaucoup, Stéphanie Couderc- Morandeau, pour cette excursion dans la pensée des positivistes. Je rappelle que vous êtes philosophe, ingénieure d’études au CNRS, à Nantes Université.