Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un·e des membres du collectif de chercheur·ses réuni·es dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Maîtresse de conférences en études germaniques à Nantes Université et spécialiste d’histoire des idées allemande, vous avez suivi avec intérêt la visite d’Etat d’Emmanuel Macron en Allemagne.
Oui, avec une attention particulière à la « Fête de la démocratie » qui s’est tenue à Berlin à l’occasion du 75e anniversaire du « Grundgesetz », la « Loi fondamentale », la constitution de la République fédérale d’Allemagne, promulguée le 23 mai 1949.
Dans quelles circonstances, ce texte véritablement fondamental a-t-il été rédigé ?
On insiste souvent sur le fait que ce texte constitutionnel est très marqué par la confrontation avec le passé nazi de l’Allemagne. En 1949, il s’agissait avant tout de ne pas réitérer les erreurs du passé, en particulier celles de la constitution de Weimar. Il fallait éviter d’introduire des mécanismes constitutionnels susceptibles de conduire à une nouvelle dictature ou à une nouvelle guerre en Europe. Mais ce que l’on oublie souvent, c’est que la Loi fondamentale est aussi largement le produit de la Guerre froide.
Il est vrai que celle-ci était déjà bien engagée en 49…
Dès l’été 1945, à la conférence de Potsdam, les dissensions entre les puissances occupant l’Ouest de l’Allemagne et l’URSS, s’étaient fait ressentir. Les deux blocs avaient été incapables de s’accorder sur l’avenir de l’Allemagne. Ces tensions culminèrent en 1948 avec le blocus de Berlin par les soviétiques.
Le processus constitutionnel est largement issu de ces tensions. Après le blocus de Berlin, les puissances occupantes occidentales se retrouvèrent à Londres avec les états du Benelux, pour échafauder un plan concernant l’avenir de l’Allemagne. De cette conférence de Londres est ressorti la nécessité de créer à l’Ouest un État démocratique sur le modèle occidental.
Le texte de loi fondamentale a-t-il été « dicté » aux Allemands par les alliés occidentaux ?
Ce serait exagéré de dire cela. Néanmoins, il faut souligner que le processus constitutionnel s’est déroulé sous haute surveillance. En plus de protéger l’Allemagne d’une rechute dans la dictature, il s’agissait aussi d’ériger un bastion contre l’influence grandissante du communisme en Europe.
Dans un premier temps, cela ne concernait que l’Allemagne de l’Ouest ?
Oui, tout à fait. Mais ce qui est intéressant sur ce point, c’est que le texte final est écrit au nom du peuple allemand dans son ensemble. Le préambule de 1949 indique en effet qu’en se donnant ce texte constitutionnel, les Allemands (des zones concernées) ont aussi agi au nom de ceux qui n’ont pas pu donner leur voix, c’est-à-dire les Allemands de l’Est.
Autre fait étonnant : au même moment, l’administration soviétique a, elle aussi, initié dans sa zone un processus de consultation en vue d’un texte constitutionnel. Ce texte envisageait également le peuple allemand comme un tout et était d’ailleurs curieusement très inspiré du modèle occidental de l’État de droit. Cela n’a pourtant pas empêché la fondation de deux États allemands en 1949, ni leur séparation pendant 40 années.
Est-ce pour cela que cela s’appelle « Loi fondamentale » et non une constitution ?
D’une certaine manière, oui. L’unité de l’Allemagne était alors dans toutes les têtes. Les membres du Conseil parlementaire chargés d’élaborer le texte constitutionnel pour l’Ouest n’ont pas voulu être considérés comme les opérateurs de la séparation du pays.
D’où le caractère provisoire. Et l’absence, contrairement à de nombreuses constitutions européennes, d’une ratification par référendum populaire. Même au moment de la Réunification, en 1989-1990, il n’y a pas eu d’assemblée constituante. Juridiquement, il s’est simplement agi d’un rattachement de la RDA à la RFA. Et ce qui, à l’origine, avait été considéré comme une loi fondamentale provisoire, s’est avéré très durable.
Comment expliquez-vous cette longévité ?
Je crois que l’on peut comprendre cela à partir d’un concept élaboré dans les années 1970 par le politologue Dolf Sternberger : le « patriotisme constitutionnel ». Selon Sternberger, la constitution est certes un cadre formel définissant les droits fondamentaux et les règles de vivre-ensemble au sein de l’État, mais c’est aussi un cadre vivant. Il le considère comme un processus qui fait advenir le citoyen grâce à l’identification non seulement aux valeurs défendues dans le texte, mais aussi grâce aux procédures d’inclusion qu’il instaure.
Pour Sternberger, dont le concept a été réinvesti par Jürgen Habermas à la fin des années 1980, seul un tel patriotisme procédural, très éloigné des critères excluant du nationalisme, a pu accompagner l’évolution de l’Allemagne au sein de l’Europe jusqu’à ce jour. Reste à savoir s’il est encore en mesure d’assurer cette fonction aujourd’hui alors que les valeurs fondamentales démocratiques sont attaquées de l’intérieur et alors que la guerre est revenue en Europe.
Merci beaucoup, Maiwenn Roudaut, pour ces explications. Je rappelle que vous êtes Maîtresse de conférences en études germaniques à Nantes Université.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron