Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un·e des membres du collectif de chercheur·ses réuni·es dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Gabriel Keller, vous êtes ancien ambassadeur de la France en Yougoslavie, vous nous faites l’honneur de revenir sur l’antenne pour le deuxième épisode sur la guerre et la paix au Kosovo. La semaine dernière, vous avez récapitulé les événements qui ont mené aux bombardements de l’OTAN en Serbie. Place aujourd’hui à l’analyse : ces bombardements étaient-ils évitables ?
Il faut se rappeler le contexte international. En ce début d’année 1999, il est fortement marqué par l’effacement de la Russie, quasiment en faillite. En février, elle évite de justesse le défaut de paiement, grâce aux prêts américains. Cette discrétion forcée du principal soutien des Serbes laisse les mains libres à l’OTAN.
Parallèlement, la puissance des Etats-Unis semble sans limites : c’est à ce moment-là qu’Hubert Védrine prononce pour la première fois le mot d’ « hyperpuissance » à son égard. Que ce soit à l’intérieur de l’OTAN (où la Grèce tente vainement de s’opposer aux bombardements) ou à l’extérieur (où Chine et Russie menacent d’un veto toute résolution du Conseil de Sécurité les autorisant), Washington s’affirme en leader incontesté des relations internationales.
Enfin, l’ensemble des Occidentaux souhaite éviter à tout prix une répétition du conflit en Bosnie Herzégovine, terminé trois ans plus tôt, qui avait fait 100 000 victimes et des millions de déplacés, marqué par des négociations interminables et des engagements non tenus. Ne pas renouveler ces drames est devenu une priorité.
Et sur place ? Comment évoluent les choses ?
Sur place, la mission de l’OSCE, censée mettre un terme aux combats et favoriser la négociation, s’est révélée un échec. Mal gouvernée, de plus en plus partiale en faveur de l’armée de libération du Kosovo pourtant qualifiée de mouvement terroriste à ses débuts, cette mission cesse rapidement d’apparaître comme un acteur sérieux dans l’équation kosovare.
L’inculpation formelle de Milosevic par le Tribunal Pénal International en février 1999 ajoute à la rancœur des Serbes. La mise en accusation d’un acteur qu’on retrouvera bientôt comme interlocuteur dans une négociation favorise-t-elle d’éventuelles concessions de sa part ? Sans doute pas. L’agenda de la justice internationale, indispensable pour la réconciliation, apparaît distinct de celui de la négociation visant à mettre fin au conflit.
C’est bien en février 1999 que les parties se retrouvent à Rambouillet pour négocier ?
Oui, mais c’est mal embarqué. On veut en faire une conférence de paix comme celle de Dayton en 1995, en regroupant tous les acteurs du conflit et en leur soumettant des textes susceptibles de rapprocher leurs positions. Cela ne marche pas, les divergences sont trop importantes. En diplomatie, il est capital de distinguer ce qui relève de l’urgence et ce qui ne peut être réglé que dans le temps long. Vouloir tout résoudre en trois semaines était irréaliste.
La composition même des délégations rendait la discussion difficile : sous la pression américaine, la direction de la délégation albanaise a été confiée aux extrémistes de l’UCK, reléguant les modérés de la LDK au second plan. Cela n’a rien fait pour faciliter le compromis. Côté serbe, il aurait fallu accepter plus vite la partie politique du projet d’accord et chercher le soutien des Européens. Ils auraient ainsi pu gagner du temps pour une discussion sur la mise en œuvre de l’accord.
Quel rôle ont joué les Américains ?
Ils ont confisqué la négociation dans ses derniers jours, allant jusqu'à imposer une « annexe » au projet d’accord prévoyant pour sa mise en œuvre rien moins qu’une sorte d’occupation de toute la Serbie. Je vais citer Henry Kissinger : « Le texte de Rambouillet, qui appelait la Serbie à accueillir les troupes de l'OTAN sur tout le territoire de la Yougoslavie, était une provocation, un prétexte pour commencer les bombardements. Rambouillet n'aurait pu être accepté par le plus pacifique des Serbes. C'était un document diplomatique épouvantable. »
Une fois acté l’échec des négociations, l’OTAN réactive le processus de son ultimatum. Après une dernière entrevue entre Milosevic et Holbrooke à Belgrade, les bombardements commencent le 24 avril.
On peut donc dire que les bombardements étaient devenus inévitables.
Dans la situation internationale qui prévalait, et dans la situation créée sur place, oui, probablement. De là à dire qu’ils ont contribué à une solution positive du conflit, c’est une autre histoire.
Merci beaucoup, Gabriel Keller, pour cette analyse des mécanismes qui ont mené vers un acte de guerre à l’issue de négociations censées faire la paix. On retrouve vos deux épisodes en podcast sur notre site.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.