Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Vous êtes Professeure de Science Politique à Nantes Université, vous revenez sur les conséquences de la décision du Conseil qui, le 15 décembre dernier, a accordé à l’Ukraine, ainsi qu’à la Moldavie, le statut officiel de « pays candidats ».
Oui, car cette décision, intervenue dans le contexte très particulier de l’agression russe contre l’Ukraine, relance avec éclat une politique de l’élargissement – aussi appelé « accession » – que l’on croyait mise en pause depuis la crise de l’euro.
En rétrospective, on pourrait dire que l’histoire de la construction européenne n’est autre que celle des élargissements successifs du club des 6 pays fondateurs du projet de paix par le marché (à travers la CECA puis la CEE et enfin l’UE), au gré des vicissitudes et des « chocs externes » qui ont fait varier les frontières et la composition de l’Europe.
Cela se poursuit encore aujourd’hui, car l’effondrement de l’ordre bipolaire n’a pas fini de faire sentir ses effets sur l’Europe. La guerre en Ukraine en est l’illustration tragique.
Qu’ont apporté, selon vous, les différents vagues d’élargissement ?
Chaque élargissement a fait valoir l’argument, profondément libéral, du « Doux commerce » observé en son temps par Montesquieu et appliqué à la lettre par les Pères fondateurs de l’Europe. C’est l’idée que l’interdépendance économique produit des effets politiques bénéfiques et notamment la « paix », en tous cas, une forme de sociabilité non-violente et de prévisibilité dans les relations sociales, qu’elles soient internes ou internationales.
Vous distinguez donc entre paix intérieure et paix extérieure.
La paix intérieure, c’est la démocratie, forme de gestion pacifique des conflits sociaux, et promesse d’une vie politique apaisée après des années de dictature, ce mal politique qui a touché tous les pays d’Europe. Ainsi, plusieurs vagues d’élargissement ont marqué le retour ou l’accession de plusieurs Etats au club très convoité des démocraties occidentales dès la fin de la dictature : c’est le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal et des pays de l’Europe centrale et orientale.
Mais la paix extérieure, vis-à-vis des voisins de l’Union est aussi un argument souvent avancé, qui fait de l’élargissement une mesure de stabilisation et de sécurité régionale pour l’Union, dans l’équilibre géopolitique incertain qui marque l’après- guerre froide.
C’est l’espoir sous-jacent à la vague de candidatures actuelle, aussi bien dans les Balkans occidentaux que pour l’Ukraine et la Moldavie, non ?
Oui, tous semblent vouloir ancrer leurs destinées du côté démocratique européen plutôt que du côté despotique et impérial russe.
L’idée est qu’en admettant comme membres ses anciens voisins extérieurs, l’Union efface littéralement les frontières, sources de conflits potentiels entre « nous » et « les autres » et transforme la paix extérieure en paix intérieure.
On touche ici au très profond « pouvoir transformateur » de l’Union, théorisée par Heather Grabbe. La politique d’accession en est une modalité aussi puissante que douce, puisqu’elle consiste à transformer en semblables des « autres » différents de nous, grâce à l’exportation de notre modèle de gouvernance démocratique, consentie par les élites réformatrices de ces pays. Il faut insister sur ce dernier point, car c’est cela qui distingue l’élargissement de l’impérialisme ou d’une colonisation pure et simple.
On connaît la manière dont cette « transformation douce » s’opère : concrètement, par des aides techniques et financières conditionnées par une réforme profonde de l’administration et du régime politique des Etats candidats, dont on attend, qu’ils transposent – avec une aide technique considérable – tout « l’acquis communautaire » (c’est-à-dire le droit européen), chapitre par chapitre (il y en a 35).
Certes, ce processus n’est pas sans heurts ni sans confits, comme l’ont prouvé plusieurs élargissement précédents, achoppant par exemple sur les produits agricoles (avec l’intégration de l’Espagne) ou la question de l’Etat de droit (avec la Hongrie et la Pologne). Mais la concurrence ou la dispute légale valent mieux que la guerre, vous ne trouvez pas ?
Alors que la route européenne de l’Ukraine est encore fragile et incertaine, la grande question qui demeure, est sans doute celle de la paix intérieure du « grand Autre », despote aux portes de l’Europe.
Merci beaucoup, Muriel Rouyer, pour avoir mis les élargissements à venir en perspective avec la paix intérieure. Je rappelle que vous êtes Professeure de Science Politique à Nantes Université.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.