Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Bonjour, Corine Defrance, vous êtes historienne, directrice de recherche au CNRS, professeure à l’Université Panthéon-Sorbonne, spécialiste des relations franco-allemandes. Et vous rendez hommage aujourd’hui à un grand « passeur » entre la France et l’Allemagne qui dès la fin de la guerre a contribué à une meilleure compréhension entre les deux pays.
Oui, je tenais à vous parler d’Alfred Grosser, disparu il y a quelques jours, le 7 février, à l’âge de 99 ans.
Son histoire personnelle le prédestinait à devenir un passeur entre les deux pays. Né à Francfort-sur-le Main le 1er février 1925, dans une famille de la bourgeoisie juive, il est arrivé en France en 1933 pour échapper au régime nazi. Devenu Français en 1937, réfugié dans le midi après 1940, il passe le baccalauréat en 1942 puis commence des études de germanistique à l’université d’Aix-en-Provence. Reçu premier à l’agrégation en 1947, il est recruté comme assistant d’allemand à la Sorbonne, se met sans enthousiasme à commencer un doctorat qu’il abandonne bientôt. Car ce qui le passionne vraiment, c’est ce qui se passe en Allemagne dans l’immédiat après-guerre.
S’intéresse-t-il aux deux Républiques allemandes qui ont vu le jour en 1949 ?
Non, son regard est tourné vers la République fédérale d’Allemagne, à l’Ouest. Il se détourne de la République démocratique allemande : Dans ses mémoires Une vie de Français parus en 1997, il écrit « à l’Est, l’État sous domination communiste n’était accessible qu’à ceux qui acceptaient de ne pas le critiquer sur ses fondements ».
En 1953, il publie ses premières analyses dans un ouvrage remarqué, intitulé L’Allemagne de l’Occident. Le professeur Edmond Vermeil, qui assurait aussi un cours à Sciences Po, lui demande peu après de prendre en charge l’histoire de l’Allemagne après 1939. Alfred Grosser est resté 36 ans rue Saint-Guillaume, avec le titre de professeur depuis 1971. Ses « conférences du jeudi » – un commentaire de l’actualité allemande – sont restées dans les mémoires.
Au-delà de l’enseignement, quelle était sa méthode ?
Dès 1947, il entreprend un long voyage à travers l’Allemagne occupée pour saisir les conditions de vie de la population et l’état d’esprit de la jeunesse. Ce séjour marque le début de son double engagement : d’une part, faire connaître en France les réalités allemandes en bousculant les idées reçues ; d’autre part, comme il le résumait lui-même, « élargir en Allemagne une vision raisonnable de la France » et « contribuer à assurer la solidité de la nouvelle démocratie allemande ». En 1948, il s’engage au sein du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, au nom programmatique, et, après la fondation de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) en 1963, il devient membre de son conseil d’administration.
C’était aussi un expert très demandé dans les médias.
C’est certain. Il a été chroniqueur pour une multitude de journaux français, de L’Express au Monde, d’Ouest-France à La Croix. Mais il se faisait aussi régulièrement inviter à la télévision allemande. Ses activités d’enseignant chercheur et de journaliste se complétaient, d’autant plus que la presse actuelle était toujours sa principale source d’information. Aux historiens, il aimait dire en souriant qu’il « détestait » les archives !
Alfred Grosser a imposé une méthode comparative et critique et une posture singulière, distinguant ce qu’il appelait sa « participation d’ingérence » en Allemagne et son « action participante » en France. S’il revendique des identités multiples, il s’est toujours dit avant tout Français. Pour sa médiation entre les deux pays, il a reçu en 1975 le prix de la Paix, décerné à Francfort par l’Union des éditeurs et des libraires allemands.
C’est donc l’un des grands personnages de la réconciliation franco-allemande.
Ah, il ne fallait surtout pas lui dire ! Il détestait le terme de « réconciliation », rappelant qu’il n’avait eu nul besoin de se « réconcilier » avec les Allemands opposants à Hitler.
Alfred Grosser a marqué un siècle de relations franco-allemandes. Dans les deux pays, il a reçu les plus grands honneurs. Grand officier de la légion d’honneur et de l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, il a été invité à trois reprises devant le Bundestag : la dernière fois pour un discours à l’occasion du centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale.
Merci beaucoup, Corine Defrance, pour cet hommage et la mise en perspective de la contribution d’Alfred Grosser. Je rappelle que vous êtes directrice de recherche au CNRS, professeure à l’Université Panthéon-Sorbonne.
