L'Europe, le monde, la paix

Oppenheimer

Oppenheimer

Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir d’accueillir Ambre Ivol, Maîtresse de Conférences à Nantes Université.

Vous êtes spécialiste de l’histoire des Etats-Unis, et vous avez sans doute attendu avec impatience le dernier film du réalisateur Christopher Nolan, "Oppenheimer".

Film qui nous plonge dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à travers la trajectoire de vie de Julius Robert Oppenheimer, dont la renommée internationale est indissociable du largage de deux bombes atomiques sur le Japon en août 1945.

Par ce prisme, le film nous fait accéder au monde complexe de la recherche scientifique d’avant-guerre, situé essentiellement dans une Europe alors travaillée par de vastes transformations sociétales. Le jeune Oppenheimer, né en 1904, est sensible aux révolutions artistiques et sociales qui bousculent l’ancien monde et ouvrent sur la dimension intangible du réel – l’infiniment grand de l’univers, au-delà ; l’infiniment petit de l’énergie atomique, ici-bas.

Ce monde est riche en rencontres et émulations intellectuelles. Comme d’autres chercheurs, Oppenheimer est mu à la fois par sa soif de connaissances et une quête de savoir philosophique, à l’écoute de ses intuitions et doté de qualités personnelles qui lui offrent de grandes opportunités.

Il y a donc tous les ingrédients d’un vrai « biopic » hollywoodien !

C’est vrai : le jeune universitaire entame son ascension sociale et va bientôt être sur le point de révolutionner l’enseignement de la physique sur la côte Ouest des Etats-Unis.

Le parti pris du réalisateur consiste à nous faire accéder à la subjectivité d’une personnalité unique, celle d’un individu happé par la grande histoire et qui, en contribuant à la « faire », va en retour être irrémédiablement transformé par elle.

Rappelez-nous, on commence bien dans les années 1930, correct ?

Exactement. Aux Etats-Unis, l’heure est aux réformes initiées par le Président Roosevelt dont la dimension progressiste est représentée par l’impulsion syndicale qui touche alors toutes les professions, universités comprises. Suivre la trajectoire d’Oppenheimer, génie scientifique en devenir, nous plonge dans cette effervescence : le physicien partage la vision optimiste d’une société égalitaire et participe à la mobilisation contre la menace fasciste, en soutenant les Républicains espagnols et en côtoyant divers militants et intellectuels communistes.

Plus pragmatique qu’idéologue, Oppenheimer renonce au militantisme par ambition personnelle et rejoint le projet sur l’énergie atomique. C’est la première bascule du film : pénétrer enfin le champ de la recherche quantique appliquée à l’armement, dans le contexte d’une course contre la montre qui oppose les Alliés à l’Allemagne nazie. Recruté par le Général Leslie Groves, Oppenheimer devient directeur du projet de Los Alamos, au Nouveau Mexique.

Le célèbre projet « Manhattan » !

A Los Alamos, le film déroule le récit à partir des enjeux pratiques : extraire les matières premières (l’uranium, le plutonium), mettre en place des infrastructures complexes. Le partenariat hors du commun entre militaires et scientifiques amène au succès du test Trinity en juillet 1945, puis au largage de la bombe sur Hiroshima, dont les effets nous sont rapportés à distance, lors d’une allocution radiophonique du président Harry Truman.

L’histoire pourrait s’arrêter là : un scientifique au sommet de sa gloire, grâce à qui la « guerre juste » fut enfin gagnée.

Or c’est là que tout commence : alors intégré aux plus hauts échelons du système militaro-universitaire, Oppenheimer se heurte à l’intensification de la course à l’armement atomique qui régit la gouvernance internationale après-guerre. Cette dynamique préside à l’éclatement du réseau de scientifiques : certains creusent le sillon militaire en travaillant sur la bombe à hydrogène, d’autres freinent la recherche appliquée à la guerre et appellent de leurs vœux une collaboration internationale. Oppenheimer est de ces derniers, mais échoue à se faire entendre.

A l’ascension fulgurante du héros, suit donc sa chute.

Cette chute est aussi un écroulement intérieur. Autrefois conseiller du prince, il est désormais exclu des sphères de pouvoir. Sous la reconnaissance institutionnelle superficielle s’écaille le sens du métier de chercheur.

La dimension éthique plane sur le récit. Oppenheimer oscille entre grandeur d’homme – déterminé à limiter les effets de sa propre création – et petitesse égoïste, empreinte d’ambition et d’opportunisme.

Oppenheimer nous habite longtemps après avoir quitté la salle obscure. Peut-être aussi parce, justement, ce n’est pas de l’histoire ancienne. Oppenheimer est mort il y a 56 ans, mais la bombe, elle, est toujours là.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.