Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Bonjour, Stéphanie Couderc-Morandeau, vous avez relu les écrits politiques d’Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957, et tragiquement disparu en 1960, à l'âge de 46 ans seulement.
Et je peux vous affirmer que ces écrits, dont une partie se trouve sous la forme d’une série d’articles ou de témoignages allant de 1946 à 1948, sont d'une grande pertinence aujourd’hui.
D’une part, parce que la pensée politique de Camus est pleinement d’actualité en rappelant que le sort des hommes dépend de l’organisation du monde ; d’autre part, parce qu’il comprend les conflits européens et mondiaux de 1944/45 et les tensions d’après-guerre à travers une analyse à la fois réaliste et volontairement utopique.
En quoi est-il réaliste ?
Camus analyse les conflits de cette période en expliquant qu’ils proviennent d’un décalage temporel entre l’action et la pensée qui rend la politique continuellement dépassée par les événements, parce que le monde va vite : « L’histoire court pendant que l’esprit médite » écrit-il.
C'est un sentiment qu'on peut avoir aujourd'hui aussi.
Tout à fait. Il affirme ensuite qu’il y a confusion entre les problèmes qui nous menacent. Il pense en effet que le monde s’acharne sur le problème de l’Allemagne de l’après-guerre et des frontières qui relève, selon lui, d’un problème secondaire par rapport au choc d’empires (et il parle des deux blocs (Etats-Unis/Russie).
Mais Camus va plus loin encore en pensant que le choc des empires est déjà en passe de devenir lui-même secondaire par rapport au choc des civilisations à venir. Il écrit que : « dans dix ans, dans 50 ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question ».
C'est visionnaire ! Comment éviter, selon lui, ces affrontements entre États, voire entre civilisations ?
Camus affirme que les solutions doivent être internationales car seul un ordre international peut apporter les réformes pour une organisation durable. Il parle alors d’une « unité du monde » et se demande comment y parvenir, « sans la guerre ou sans un risque extrême de guerre ». Et pose alors la question suivante : « quels sont aujourd’hui les moyens d’atteindre cette unité du monde, de réaliser cette révolution internationale, où les ressources en hommes, les matières premières, les marchés commerciaux et les richesses spirituelles pourront se trouver mieux redistribuées ? ».
Camus répond à cette interrogation en raisonnant à partir de la réalité des faits qui, selon lui, nous force à revenir à la notion d’utopie qu’il définit dans son sens premier comme étant justement « ce qui est en contradiction avec la réalité ».
Il distingue alors deux types d’utopie : l’utopie absolue déconnectée totalement de la réalité, de l’utopie relative, qui n'est que partiellement en contradiction avec la réalité. Il explique que dans ce contexte de guerre internationale, il serait tout à fait utopique de vouloir que personne ne tue plus personne. En revanche, il serait utopique « à un degré plus faible » de demander que le meurtre ne soit plus légitimé. L’utopie relative, la seule possible selon Camus, serait donc celle de concevoir un monde où le meurtre ne soit pas légitimé permettant de sauver les corps afin que l’avenir demeure encore possible.
Comment mettre en œuvre cette utopie relative ?
Il pense concevable l’idée d’une démocratie internationale, forme de société où la loi serait au-dessus des gouvernants en étant l’expression de la volonté de tous, représentée par un corps législatif. La loi internationale serait au-dessus des gouvernements, formée par un accord mutuel de toutes les parties qui est une sorte de contrat. Camus parle d’un nouveau contrat social qui doit s’effectuer à l’intérieur des frontières et par-dessus elles.
Selon lui, ces perspectives sont certes utopiques mais elles sont à défendre car le monde n’a pas d’autres choix que celui de l’esprit guerrier ou de la pensée utopique.
En définissant l’utopie relative sur le mode du réalisable, du possible, Camus pense sortir de la contradiction dans le sens où il ne s’agit pas d’édifier une nouvelle idéologie mais de rechercher une organisation mondiale basée à la fois sur une politique et des moyens de production collectifs sauvegardant l’humanité.
Tout cela est impressionnant d’actualité. Merci beaucoup, Stéphanie Couderc-Morandeau, de nous avoir fait redécouvrir ce grand romancier dans sa qualité de penseur politique.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.