L'Europe, le monde, la paix

La paix les uns contre les autres

©Sunguk Kim sur Unsplash La paix les uns contre les autres
©Sunguk Kim sur Unsplash

C’est l’heure de « L'Europe, le monde, la paix », notre chronique hebdomadaire du Centre d’excellence Jean Monnet UniPaix. Aujourd'hui, nous avons le plaisir d’accueillir Stanislas Jeannesson, professeur d’histoire contemporaine à Nantes Université.

« La paix les uns contre les autres », c’est le titre d’un ouvrage collectif récent que vous avez coordonné avec Isabelle Davion, maîtresse de conférences à la Sorbonne.

Un ouvrage issu du constat que lors du centenaire de la Grande Guerre, on a beaucoup parlé de la guerre elle-même, mais pas beaucoup des traités qui l’ont suivie. Sans doute parce que la guerre intéresse plus que la paix – ce serait d’ailleurs intéressant de savoir pourquoi – mais aussi parce que ces traités, qu’on réduit souvent à celui de Versailles, ont toujours eu mauvaise presse, jusqu’à en faire les principaux responsables du déclenchement 20 ans plus tard de la Seconde Guerre mondiale. C’est une idée reçue largement contestée par l’historiographie.

D'ailleurs, il est tout aussi faux de considérer que la guerre prend fin en 1918.

Ah bon ? On commémore pourtant chaque année le 11 novembre !

C’est une perspective très occidentale ! Et elle est doublement fausse. D’abord, l'armistice met simplement fin aux combats, mais pas à la guerre – ça, c’est le rôle des traités. Ensuite parce que nous devons penser à l’échelle du continent tout entier. A l’Est, on continue de se battre, dans d’autres conflits, au moins jusqu’en 1921 : guerre civile russe, guerres entre la Pologne et l’URSS, l’URSS et l’Ukraine, la Pologne et l’Ukraine, les pays Baltes et l’URSS, etc. Guerre aussi entre la Grèce et la Turquie, celle de Mustafa Kémal, entre 1919 et 1922.

Au total, de 1918 à 1923, ce sont une vingtaine de traités qui façonnent la nouvelle Europe. Ce n’est donc pas seulement de « l’Europe de Versailles » qu’il faut parler, mais aussi de celle de Riga – qui fixe en 1921 les frontières orientales de la Pologne – et de celle de Lausanne, qui met fin en 1923 à la guerre gréco-turque. En Turquie, aujourd’hui, la mémoire de ce dernier conflit, perçu comme une véritable guerre d’indépendance et de libération nationale, est bien plus vivace que celle de la Première Guerre mondiale, pourtant extrêmement meurtrière pour l’empire ottoman. Et la guerre actuelle en Ukraine nous rappelle combien, dans cette partie de l’Europe, la question des frontières négociées ou imposées après la Première Guerre mondiale reste brûlante.

Quel est donc l’héritage de ces traités de paix multiples ?

Chacun d'eux est conclus dans un contexte particulier, mais on peut, en les étudiant de façon globale, faire émerger quelques principes ou notions qui jettent les bases d’un nouveau système international encore en construction : le droit des peuples et le statut des minorités, la notion de « frontière juste » impliquant l’usage du plébiscite, la question des responsabilités et des crimes de guerre, la notion même de réparation, pensée aussi sur le plan moral – autant de domaines sur lesquels l’Europe centre-orientale sert en quelque sorte de laboratoire.

Certains de ces principes visent à l’universel : je rappelle que le traité de Versailles et les 4 traités signés avec les alliés de l’Allemagne s’ouvrent tous sur le pacte de la Société des Nations et se terminent sur celui de l’Organisation internationale du Travail. Cela montre assez la volonté de bâtir un édifice homogène à l’échelle globale, en faisant reposer la paix autant sur la sécurité collective que sur la justice sociale.

Et pourtant, ils ont échoué…

Ces traités étaient évidemment imparfaits et leur échec tient à de nombreux facteurs – ils étaient toutefois beaucoup plus durs envers les alliés de l’Allemagne qu’avec cette dernière. Il ne faut pas non plus oublier qu’ils étaient conçus comme des « créations continues » susceptibles d’être appliqués à la lettre ou dans un esprit plus conciliant.

L’échec final est d’abord celui des anciens alliés à assumer sur la durée les responsabilités qu’impose le fait de gagner une guerre : c’est vrai pour les États-Unis, qui ne ratifient pas Versailles, mais aussi pour la France et le Royaume-Uni, qui ne vont pas donner à la SDN les moyens d’imposer un nouveau système fondé sur le droit. Et la crise des années 30, d’abord économique et sociale, puis politique, portera le coup de grâce.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.