Le chancelier fédéral a annoncé le 16 septembre 2022 que l’armée allemande doit devenir "la force armée la mieux équipée d'Europe". Ce qui en a fait bondir beaucoup. Pourquoi Français·es et Allemand·es ont-elles/ils parfois tant de mal à coopérer ?
Nous reviendrons sur la défense, mais en résumé, on a longtemps attendu de l’Allemagne qu’elle soit pacifiste et on s’est félicité de ce pacifisme viscéral. Notamment illustré par une armée qui ne pouvait intervenir qu’au sein du territoire national. François Mitterrand s’inquiétait encore en novembre 1989 de la menace qu’une Allemagne réunifiée pourrait faire peser sur la France - tandis que d’autres disaient craindre le retour de "l’Allemagne éternelle".
Pourtant, au fil des ans, on a pu constater l’ancrage européen de Berlin. Et face aux menaces, face au coût astronomique de la défense, on a fini par demander aux Allemand·es de faire plus : plus de dépenses, plus de responsabilités géopolitiques. L’armée a certes été autorisée par le tribunal constitutionnel fédéral à intervenir hors des frontières en 1994, d’abord pour des opérations humanitaires, mais l’objectif de 2 % du PIB pour les pays membres de l’Otan n’était pas atteint. Parmi les conséquences de la guerre en Ukraine, Olaf Scholz a annoncé le 16 septembre 2022 que l’Allemagne doit disposer de "la force armée la mieux équipée d'Europe" : il avait déjà parlé en juin 2022 de "la plus grande armée conventionnelle en Europe dans le cadre de l'Otan". Dans la foulée, les cris d’orfraie ont été légion.
Pourquoi de telles réactions face à cette annonce ?
J’insiste sur le terme "conventionnelle" : seule la France dispose en Europe de l’arme nucléaire de manière autonome. Mon point essentiel : il y a, et il y aura bien sûr matière à examiner, à être vigilant·e en matière d’équilibre des forces, de culture stratégique, de capacités militaires et industrielles, de capacité à travailler en commun sur tous les plans. Il reste que c’est aussi une réponse allemande à la situation nouvelle générée par la guerre en Ukraine, comme aux demandes déjà anciennes et répétées des Alliés.
Le débat sur l’Allemagne, sa puissance et son rôle est-il si souvent traversé par des réactions, disons émotionnelles ?
Certainement, oui. Au-delà de la défense, l’Allemagne sert souvent de modèle ou de contre-modèle pour la France : de point de repère. C’est la première puissance européenne, un acteur clé au sein de l’UE et sur la scène internationale, notre premier partenaire, avec qui nous partageons beaucoup. Et avec qui nous avons appris à partager beaucoup depuis la réconciliation.
Reste-t-il néanmoins une jalousie, un sentiment d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne ?
Il reste la volonté, parfois, de faire cavalier seul. Depuis le général de Gaulle, la France est souvent suspectée de dire "l’Europe, l’Europe, l’Europe", mais d’en réalité voir le monde avec des lunettes purement nationales et de penser l’Europe avant tout comme une plus grande France : comme le moyen de dépasser son statut de puissance moyenne. Les Allemand·es parlent alors de la France comme de la "große Nation", la "grande Nation" : un terme repris de l’épopée napoléonienne, dans un sens moins élogieux.
Néanmoins cette capacité à voir le monde en grand permet de construire une vision claire, ambitieuse, comprise par beaucoup en France - même si les débats à ce sujet sont sans commune mesure avec le Bundestag. Vision claire et ambitieuse donc, mais la difficulté naît quand cela nous empêche d’écouter les autres, de comprendre leur histoire, leur culture politique, leurs réflexes communs, leurs dynamiques internes en tant que sociétés. Et leurs intérêts : bien sûr que nous avons, France et Allemagne, des intérêts différents. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de chemin possible pour déterminer des objectifs, des positions et plans d’action communs.
Si nous avons des intérêts différents voire divergents, comment arriver à coopérer ? La coopération même peut-elle avoir une valeur ajoutée ?
La réponse la plus évidente est celle de la paix entre nos deux pays depuis 1945. Ce sont aussi les échanges culturels, sociétaux, économiques, industriels. Ce sont les programmes développés en commun : aurions-nous pu le faire de manière isolée ? L’Office franco-allemand pour la jeunesse qui permet notamment des échanges, Airbus, entreprise franco-allemande, le projet européen des batteries… La difficulté est que quand on avance sur certains sujets, des difficultés persistent dans d’autres : les projets en matière de défense, comme le système de combat aérien du futur, le SCAF, paraissent parfois patiner. Dans un monde en plein bouleversement, avancer sur des projets concrets, c’est aussi forcément se confronter à toute une série de difficultés d’ordres très différents, à analyser et traiter au fur et à mesure.
Nous avons examiné à plusieurs reprises à ce micro les différences politiques, économiques, entre nos deux pays : quelles sont les différences plus proprement culturelles ?
En termes de gestion du temps, de rapport à l’argent, au pouvoir, à la politique, à la collectivité, les différences sont parfois très grandes. En matière de négociations par exemple, les Allemand·es très attaché·es à une culture juridique, de l’écrit, ont tendance à négocier dans les moindres détails en amont de l’accord. Quand les Français·es pourraient négocier plus vite, remettant à l’expérimentation à travers la mise en œuvre la conclusion de certains points. Autre exemple : quand on dit "industrie de défense", les Français entendent plutôt "défense" et les Allemand·es "industrie". Ces tendances ont leurs faiblesses comme leurs forces : les connaître, les reconnaître peut permettre d’en jouer comme autant de leviers.
Nous avons beaucoup à gagner à la coopération, et sans doute beaucoup à perdre à nous isoler. Soyons lucide : c’est difficile, cela demande des compromis, sans pour autant oublier nos intérêts, mais nous avons déjà fait beaucoup ensemble, et sans doute plus qu’on ne l’imagine à première vue.
Propos recueillis par Laurence Aubron.