Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Nous avons fait ensemble le bilan des célébrations du 22 janvier 2023, avec le 60e anniversaire du traité de l’Élysée. Mais nous n’avions pas abordé une dimension de la coopération franco-allemande : la coopération transfrontalière. De quoi parle-t-on ?
Prenons la définition de la Convention de Madrid, du Conseil de l’Europe, en 1980 : « est considérée comme coopération transfrontalière […] toute concertation visant à renforcer et à développer les rapports de voisinage entre collectivités ou autorités territoriales relevant de deux ou plusieurs Parties contractantes, ainsi que la conclusion des accords et des arrangements utiles à cette fin. » Cette Convention de Madrid, c’est la Convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales.
Nous avons donc affaire à des collectivités voisines, mais qui relèvent de deux ou plusieurs États différents - et donc de régimes politiques, juridiques, linguistiques différents. L’objectif est alors de trouver des solutions communes à des problèmes communs. La coopération peut être institutionnalisée sous la forme d’eurodistricts ou d’eurorégions notamment, ou rester plus informelle.
Quelle dimension cette coopération transfrontalière prend-elle dans le cadre franco-allemand ?
Elle est à la fois ancienne et institutionnalisée, dès les années 1950. En 2019, elle a pris une dimension particulière avec le traité d’Aix-la-Chapelle : ce dernier est un traité “de coopération et d’intégration”, les termes sont forts. Il a d’ailleurs permis la création du comité de coopération transfrontalière. Ce comité rassemble des représentants gouvernementaux, parlementaires et locaux afin “de coordonner tous les aspects de l’observation territoriale transfrontalière entre la République française et la République fédérale d’Allemagne, de définir une stratégie commune de choix de projets prioritaires, d’assurer le suivi des difficultés rencontrées dans les territoires frontaliers et d’émettre des propositions en vue d’y remédier, ainsi que d’analyser l’incidence de la législation nouvelle sur les territoires frontaliers.”
Quel sens pour cette coopération transfrontalière ?
Vue de Berlin ou de Paris, elle peut sembler parfois inutile. Mais à Strasbourg ou Sarrebrück, c’est essentiel : vous pouvez vivre, vous former, travailler, télétravailler ou bénéficier d’allocations chômage, faire vos courses, vous promener, avoir besoin de soins de santé dans deux pays différents, participer à des événements transfrontaliers... La libre circulation des personnes est la règle en Europe : les bassins de vie ne s’arrêtent pas aux frontières. Lors de la crise de la Covid-19, leur quasi-fermeture initiale l’a d'ailleurs démontré en creux. La coopération transfrontalière représente donc bien une dimension importante de la coopération bilatérale, et permet de répondre à des enjeux concrets.
Néanmoins, cette coopération transfrontalière ne résume pas, et ne doit pas résumer la coopération France-Allemagne - ce que certains acteurs locaux de la coopération transfrontalière oublient parfois.
Pourquoi ne doit-elle pas la résumer ?
D'une part parce que la coopération Paris-Berlin est bien plus large. Elle concerne tous les domaines, de la défense à l’énergie ou aux transports, et concerne tous les territoires français et allemands, de la Bretagne ou de la Corse aux anciens Länder de l'Allemagne de l’Est - au sein desquels la coopération et la présence française sont d’ailleurs bien moindres que dans le reste de l’Allemagne, comme l’a démontré l’OFAJ, l’Office franco-allemand pour la jeunesse, dans une étude de juin 2022.
La coopération transfrontalière revêt ainsi deux dimensions : elle permet de traiter d’enjeux spécifiques à ces territoires, on en a parlé. Et elle constitue également un laboratoire d'expérimentation : elle permet d’alerter sur des difficultés, des divergences juridiques - en matière de transposition des directives européennes par exemple - et de construire des solutions locales qui peuvent servir de matrices à des décisions de politiques publiques plus larges.
On comprend les enjeux de la coopération transfrontalière, mais est-ce facile ? Pourquoi attendre 2019-2020 pour créer un tel comité ?
C’est là que le bât blesse. C’est plus facile pour l’Allemagne, un État fédéral, au sein duquel les échelons régionaux et locaux disposent de larges compétences, de mener une coopération transfrontalière importante. En France, la moindre autonomie des collectivités locales limite les marges de manœuvre - et déséquilibre d’ailleurs la relation. Le traité d’Aix-la-Chapelle avait acté le principe d’une évolution. La loi 3DS de décentralisation, en février 2022, a apporté un certain nombre d’outils juridiques qui permettent de renforcer cette coopération transfrontalière : sur des questions de santé, d’énergie (réseaux de chaleur) ou de transports, par exemple. C’était d’ailleurs la première fois qu’une loi en France incluait un chapitre sur le transfrontalier.
J’en reviens au fait que la coopération transfrontalière ne doit pas résumer la coopération franco-allemande : d’une part, cette dernière est bien plus large. Et d’autre part ?
D'autre part, elle est aussi pour la France franco-espagnole, franco-italienne… Pour l'Allemagne, elle est aussi notamment germano-polonaise. Cette dernière relation illustre combien la coopération franco-allemande peut servir d’exemple et de matrice : le triangle de Weimar a été créé pour renforcer la coopération entre la France, l’Allemagne et la Pologne - pour associer à partir de 1991 la France à la réconciliation germano-polonaise à l’aune de celle franco-allemande. Avec un peu moins de succès : la coopération France-Allemagne, avec ses forces, ses faiblesses, reste unique.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.