Quand on parle de relations franco-allemandes, la défense constitue un enjeu particulier parmi les très nombreux domaines de coopération entre les deux pays. Pourquoi ?
La défense constitue un enjeu majeur pour tout Etat, sur un plan stratégique mais aussi économique, culturel et symbolique. Entre la France et l’Allemagne, l’Histoire pèse de tout son poids et a conduit à la réconciliation, puis à la coopération et même à la formation d'un véritable « couple franco-allemand ». Cette coopération ne relève cependant pas d’un long fleuve tranquille, tant les positions, les réflexes, les enjeux et les attentes peuvent diverger.
A quel point ces divergences sont-elles profondes ?
Elles sont multiples : elles sont politiques, stratégiques, économiques comme industrielles ou encore culturelles, et profondément ancrées dans les institutions, les modes de fonctionnement.
Je prends un exemple : en 2018, des soldats allemands et français de la Brigade franco-allemande ont été déployés ensemble - mais séparément - au Mali. Pour une raison simple, mais éminemment complexe en réalité : les règles d’engagement ne sont pas les mêmes entre la France et l’Allemagne. Les soldats ne font donc pas les mêmes choses sur le terrain.
On dit également que quand on parle d’« industrie de défense », les Français entendent « défense », tandis que les Allemands entendent « industrie ». C’est vrai que les enjeux de défense sont plus souvent vus sous le prisme économique en Allemagne, qui possède d’ailleurs un tissu industriel assez différent de celui que nous connaissons en France. Avec de nombreux ETI, établissements de taille intermédiaire, souvent familiaux, ce tissu industriel est moins directement tourné vers les seules commandes publiques fédérales.
Si les différences sont si profondes dans de nombreux domaines, pourquoi travailler ensemble ?
Nous vivons dans un monde à bien des égards de moins en moins coopératif, voire de plus en plus inquiétant, et où les tendances de blocs sont grandissantes. La coopération est et reste donc indispensable pour exister et pour peser sur la marche du monde. C’est certes difficile, c’est long, mais la volonté politique comme économique existe, et nous en avons bien besoin. A condition bien sûr d’encadrer ces coopérations, de définir des objectifs communs, et de s’assurer que chacun y trouve son compte. C’est donc un long processus où il faut franchir chaque étape une à une, avec patience et méthode.
Comment alors organiser cette coopération franco-allemande ?
Cette coopération s’organise en premier lieu au sein du Conseil franco-allemand de Défense et de Sécurité : tous les six mois, il réunit le Président et la Chancelière avec les ministres et chefs d’Etat-Major concernés.
C’est d’autant plus nécessaire que cette coopération est foisonnante : à la fois politique et stratégique, opérationnelle (pensons à la Brigade franco-allemande, ou au futur escadron de transport commun), elle est également académique (pensons aux échanges et formations conjointes), mais elle est aussi économique et industrielle. Avec notamment un projet phare, celui de système de combat aérien du futur - le SCAF.
Côté français, il importe d’éviter un risque majeur, celui de précipitation dans un pays plus allant en matière de défense : le processus de défense franco-allemande et européenne est et sera long. Il s’appuie sur des relations de confiance, des coopérations nouées au fil des ans, et supporte mal des mots qui pourraient fâcher sans faire avancer les propositions concrètes. L’Initiative européenne d’intervention illustre bien l’importance de ce temps long : depuis 2018, la France a lancé cet outil pour favoriser l’émergence d’une culture stratégique commune en matière de défense entre un certain nombre de pays volontaires et qui disposent de capacités militaires pertinentes, dont l’Allemagne.
Et côté allemand précisément, quels sont les impératifs pour approfondir cette coopération ?
L’Allemagne est et reste pour la France, avec le Royaume-Uni, le partenaire le plus à même d’avancer en Europe sur les questions de défense. L’inverse est vrai, mais l’Allemagne est également en train de faire sa mue géopolitique, d’apprendre à assumer son rôle sur la scène internationale. Il s’agit bien sûr ici de tirer les conséquences de l’attitude américaine (quel que soit le locataire de la Maison blanche), comme celles de la concurrence ou rivalité croissante de la Russie ou de la Chine.
Que peut-on donc attendre de la coopération franco-allemande en matière de défense au cours des prochains mois et des prochaines années ?
Beaucoup dépendra à court et moyen termes de la prochaine coalition au pouvoir à Berlin, avec des différences majeures sur les questions de défense entre les partis actuellement en discussions - il y en a 3 : les sociaux-démocrates du SPD, les libéraux du FDP, et les Verts. Je suis curieuse de voir le résultat !
En tous les cas, il ne faut certainement pas attendre de progrès spectaculaires et rapides. La politique des petits pas devrait primer, y compris après le départ d’Angela Merkel : c'est peu enthousiasmant et ça ne se marie pas toujours très bien avec une tendance bien française aux grands discours, aux grandes avancées, mais c’est nécessaire, c’est plus durable et c’est plus solide.
Marie-Sixte Imbert au micro de Laurence Aubron