Les relations franco-allemandes - Marie-Sixte Imbert

Nord Stream 2, le gazoduc de la discorde ? - La chronique de Marie-Sixte Imbert

Nord Stream 2, le gazoduc de la discorde ? - La chronique de Marie-Sixte Imbert

Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.

Nous parlons aujourd’hui d’un projet de long terme, qui prend une dimension nouvelle face aux tensions croissantes entre les Occidentaux et la Russie. Nord Stream, Nord Stream 2, de quoi s’agit-il ?

Le chantier du gazoduc Nord Stream 2 a effectivement commencé il y a plus de trois ans, au printemps 2018. Il comprend deux conduits, pour acheminer sur 1 200 kilomètres à travers la mer Baltique, 55 milliards de m3 par an de gaz russe, soit la moitié de la consommation allemande. Il doit ainsi compléter un premier gazoduc inauguré en 2011. Terminé en septembre dernier, Nord Stream 2 devait entrer en service fin 2021. C’est en tous les cas ce que souhaitait la société d’exploitation, contrôlée par le russe Gazprom et qui associe également les allemands Uniper et Wintershall, le français Engie, et des anglo-néerlandais et autrichien.

Voilà pour le tableau d’ensemble. Or ce gazoduc fait couler beaucoup d’encre… pourquoi une telle attention ?

Enjeux énergétiques bien sûr, mais également économiques, environnementaux et géopolitiques… la liste est longue ! D’un côté, les tenants du projet s’inquiètent de l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. En quantité comme de manière diversifiée et stable, alors que le pays sortira définitivement du nucléaire fin 2022. Avec en toile de fond la constitution de l’Allemagne en hub énergétique, la sécurité énergétique européenne et le maintien de la coopération avec la Russie.

De l’autre côté, il y a les associations de défense de l’environnement, qui critiquent un projet considéré comme polluant, et inutile alors que nos besoins en gaz vont décliner. Mais il y a également plusieurs pays d’Europe centrale et orientale - dont l’Ukraine (qui voit passer l’essentiel du gaz russe vers l’Europe) et la Pologne - ou les Etats-Unis. Ils s’inquiètent à la fois d’une dépendance énergétique croissante, et d’une marginalisation des pays de transit traditionnels. Transit signifiant redevances (1 milliard de dollars par an pour l’Ukraine), ces pays seraient fragilisés face à la Russie. La France, réservée quant au projet, a quant à elle une position intermédiaire.

Ces débats ont pris une ampleur majeure, conduisant même à l’arrêt momentané des travaux en décembre 2019.

Oui, les épisodes n’ont pas manqué ! Querelles juridiques, oppositions de pays voisins, sanctions économiques américaines... Le gazoduc a même provoqué en 2019-2020 la plus grave crise des relations Allemagne-Etats-Unis de ces dernières années, couplée à un agacement européen marqué vis-à-vis des sanctions extraterritoriales.

En Allemagne même, le sujet est sensible, entre les Verts et les libéraux du FDP qui s’y opposent, les sociaux-démocrates favorables et une CDU divisée. Avec une épine dans le pied du SPD : l'ancien chancelier Gerhard Schröder, chez Gazprom depuis 2005.

Derniers épisodes en date : juillet dernier, accord germano-américain et levée des sanctions ! L'Allemagne s’est notamment engagée à soutenir les infrastructures ukrainiennes, et la prolongation de dix ans de l’accord de transit du pays avec la Russie. Mais il reste un obstacle : il est juridique, avec l’obligation de certification par le régulateur allemand. Selon les estimations, il n’y aura pas de gaz russe avant septembre 2022, s’il arrive.

Des procédures juridiques, donc, qui peuvent prendre des semaines. La situation géopolitique actuelle et les risques de guerre entre la Russie et l’Ukraine, peuvent-ils changer la donne ?

La situation s’est effectivement pour le moins tendue ces dernières semaines. Si les tensions sont vives depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, ce sont près de 100 000 soldats russes qui stationnent actuellement à proximité de la frontière. La crainte des Occidentaux et de Kiev : une invasion. Vladimir Poutine, quant à lui, entend s’assurer du non-élargissement de l’Otan (engagement refusé par l’OTAN) et de sécurité russe et régionale.

Dans ce contexte, Nord Stream 2, auquel Moscou est très attaché, constitue un levier potentiel pour les Occidentaux. D’autant que l’accord Etats-Unis-Allemagne de juillet dernier comporte un mécanisme de déconnexion : l'approvisionnement pourrait être interrompu si Moscou tente de faire pression sur l'Ukraine. Or la semaine dernière, Gazprom l’a réduit au plus faible niveau depuis janvier 2020. Tandis que certains soupçonnent la Russie d’alimenter la hausse des prix de l’énergie pour inciter à la mise en service du gazoduc.

Face à cette situation inédite, comment réagit la désormais coalition “feu tricolore” en Allemagne ?

Elle se fissure. Le Chancelier social-démocrate, Olaf Scholz, a d’ailleurs repris le dossier à sa ministre des Affaires étrangères après l’avoir contredite sur les relations avec la Russie. Il estime que Nord Stream 2 est avant tout une “ initiative du secteur privé”. Les Verts, opposés à Nord Stream 2, prônent une position ferme envers la Russie. Ministre de l'Économie, Robert Habeck a parlé de conséquences possibles en cas de tensions Russie-Ukraine. 

Quelle clé de lecture faut-il donc finalement adopter ? Commerciale, énergétique, environnementale, politico-stratégique, ou toutes à la fois ? Sur fond de tensions internationales, le cocktail peut être détonnant. Restent comme enjeux majeurs le maintien de la cohésion de l’Union européenne (dont la France, comme présidente du Conseil de l’UE, porte une partie de la charge) comme celle de la communauté transatlantique : le contraire serait une aubaine pour la Russie.

Marie-Sixte Imbert au micro de Laurence Aubron