Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’économie, alors que vendredi dernier, le 3 juin, le Bundestag a voté l’augmentation à 12 € bruts du salaire minimum horaire.
Oui, c’était attendu depuis l’arrivée de la coalition “feu tricolore” : 12 € bruts d’ici le 1er octobre, contre 9,82 € aujourd’hui, avec une première augmentation le 1er juillet. Le salaire minimum horaire, qui n’existe que depuis 2015, ne concernera plus 6 millions de salariés sur 45,2 millions d’actifs, mais 7,2 millions.
Avec 12 € bruts, l’Allemagne sera au deuxième rang de l’UE, après le Luxembourg. Mais si ce salaire minimum horaire sera au 1er octobre supérieur à celui de la France, actuellement à 10,85 €, il ne faut pas oublier que l’hexagone compte plus de services publics.
Cette augmentation était une promesse du nouveau gouvernement. Quelle importance dans le débat politique ?
Oui, c’est un point central du contrat de coalition. Pendant la campagne des législatives, les sociaux-démocrates du SPD et les Verts notamment portaient cette mesure. La gauche radicale, Die Linke, proposait même 13 €. Les libéraux du FDP, qui sont dans l’actuelle coalition fédérale, ne s’étaient pas exprimés sur la question : ils y sont considérés comme plutôt rétifs. Quant à eux, la CDU-CSU et l’AfD n’avaient pas non plus détaillé leurs propositions - leurs députés se sont d’ailleurs abstenus le 3 juin.
Pour le SPD, il est sans doute temps de marquer des points sur des marqueurs politiques. Dans les derniers sondages, il n’est plus le premier parti de la coalition : depuis les législatives, il a perdu près de 5 points, quand les Verts en ont gagné 6,5, et les chrétiens-démocrates, dans l’opposition, plus de 4.
Promesse de campagne, cette augmentation du salaire minimum horaire répond aussi à l’actualité immédiate.
Selon Hubertus Heil, ministre fédéral du Travail, "La sécurité et la paix sont les priorités du gouvernement en ces temps difficiles". Il a d’ailleurs insisté devant le Bundestag sur l’angle social, entre "question de respect" et importance du sentiment de sécurité pour les salariés. De manière plus générale, le contrat de la coalition se penche notamment sur les plus modestes et les familles.
Comment cette augmentation du salaire minimum horaire est-elle accueillie sur fond d’inflation ?
Côté syndicats, elle est plutôt saluée ! Alors que l’inflation met au premier rang la question du pouvoir d’achat. C’est vrai en Allemagne comme en France. Dans l’hexagone, la campagne a certainement amplifié ce débat sur le pouvoir d’achat - mais aussi ralenti l’action législative. La situation y est néanmoins un peu meilleure qu’outre-Rhin, avec 5,2 % d’inflation en mai contre 7,9 %.
Selon l’Institut Forsa, en Allemagne, 65 % des sondés estimaient début juin que le gouvernement fédéral devait faire plus. Depuis début 2022, on estime que l’inflation a coûté environ 250 € à chaque personne - alors que 30 milliards d’euros d’aides pour l’énergie, les transports… ont déjà été mis sur la table. La plupart sont entrées en vigueur le 1er juin : un délai de réaction plus long qu’en France, où le blocage des prix de l’énergie date de cet hiver. Avec la hausse du salaire minimum horaire, le pouvoir d’achat pourrait gagner 4,8 milliards d'euros selon la Confédération allemande des syndicats, le Deutscher Gewerkschaftsbund.
Des syndicats plutôt favorables, donc. Mais j’imagine que le patronat se montre plutôt critique ?
Oui, la plupart craignent l’alourdissement des coûts de production, donc des prix, une spirale inflationniste alimentée par des rattrapages de salaires, et une récession. Il a même été question au début de l’année d’un recours juridique contre le texte. Pourtant, la hausse du salaire minimum pourrait augmenter la productivité d'environ 1 % à long terme, selon l'Institut de recherche macroéconomique et conjoncture, IMK. Cette crainte pour la compétitivité-prix s’inscrit dans un contexte de négociations de branche - négociations régulières par ailleurs.
Pour en revenir à 2015, et l’introduction du salaire minimum horaire en Allemagne : pourquoi aussi tard par rapport à la France par exemple ?
C’est lié à une grande différence dans les rapports politiques, économiques et sociaux : à la confrontation française régulée par l’Etat, l’Allemagne oppose traditionnellement la cogestion, garantie par la Loi fondamentale, et la négociation salariale au niveau des branches. L’Etat n’a pas à intervenir. Ce principe s’appuie et est facilité par l’existence de corps intermédiaires particulièrement puissants et respectés. Et les organisations syndicales et patronales sont habituées aux compromis, comme l’ensemble de la société : elles réussissent à en construire et à les mettre en œuvre. Cette recherche du consensus à l’échelle des branches est une caractéristique majeure du “modèle allemand”.
Avec quelques exceptions, comme le salaire minimum horaire fédéral dont nous parlions. Ou une autre exception qui a reçu pour l’instant un accueil plutôt mitigé des syndicats, qui y voient un appel à la modération salariale : le Chancelier Olaf Scholz a annoncé le 1er juin une “action concertée” à venir avec les partenaires sociaux.
“Action concertée” : qu’est-ce que cela veut dire ?
Selon Berlin, ce ne sera pas une négociation salariale, mais la recherche de solutions communes et équitables pour lutter contre l’inflation, tout en évitant le risque d’une récession. Alors que le frein à l’endettement fédéral fera son retour en 2023, et que la transition environnementale reste une urgence. Le Chancelier a appelé à un ”effort ciblé dans une situation exceptionnelle”.
Finalement, de nombreux tabous sont abandonnés, ou semblent bouger en ce moment en Allemagne : une politique extérieure fondée avant tout sur l’économie, ou l’autonomie des branches. Avec un même élément déclencheur : l’urgence, au moins perçue, à agir. Et les mêmes questions : quelle sera l’ampleur de la crise ? à quel point les fondamentaux seront-ils remis en question ?
Marie-Sixte Imbert au micro de Laurence Aubron