Une fois par mois, Alexandra Fresse-Eliazord décrypte les mots de l’actualité pour nous faire prendre un peu de recul sur le vocabulaire employé par les personnes publiques, les responsables politiques, les journalistes ou les entrepreneur.es.
Pour commencer l’année 2025, vous nous parlez aujourd’hui du vocabulaire de l’instabilité ?
Oui, j’ai remarqué un glissement dans la qualification des situations « où ça ne se passe pas comme prévu. »
Dans quels domaines ?
Eh bien, dans tous les domaines, en cas de rupture avec le cours habituel des choses, on parle de « crise » : crise économique, crise politique, crise climatique, crise européenne, et même dans le domaine personnel... La crise, rappelons-le, est censée ne pas durer, c’est ce qu’on appelle un état transitoire, un passage d’une situation à une autre, bref, une étape, un basculement. À toute crise est envisagée une « sortie de crise ». Mais que se passe-t-il quand le changement tarde à se faire, ou ne crée pas un nouvel équilibre viable et durable ?
Le désordre ? Le... chaos ?
Oui, Laurence, les mots « chaos », « chaotique », sont devenus légion dans les discours. Alors parfois, c’est très concret, comme lorsqu’il s’agit de décrire « le chaos » à Mayotte après le passage du cyclone Chido. Mais le nouveau Premier ministre, interviewé dès sa prise de fonction en décembre sur France2, a lui aussi utilisé cette image en affirmant que « tout le monde spécule sur le chaos ».
Vous parlez d’une image ?
Oui, car à l’origine, le chaos, c’est le chaos originel, le grand désordre cosmique, l’obscurité totale ! Chez les Grecs, c’est l’entité qui précède l’avènement des dieux (Zeus, Poséidon, Athéna…), un « espace immense indifférencié préexistant à toutes choses ». Dans la tradition judéo-chrétienne, c’est un « état vague et vide de la terre avant l'intervention créatrice de Dieu ». Il y a donc, dans l’image du chaos, l’idée d’une confusion totale (les choses sont indifférenciées), avant qu’une puissance supérieure intervienne pour créer « un monde ordonné. »
Le chaos comme appel à l’ordre…
C’est effectivement l’autre face de la médaille. Soit le chaos, soit l’ordre. On remarquera que pour le moment, le Président de la République n’utilise pas ce mot (chaos), il va plutôt parler de « désordre », ce qui est tout de même moins haut en intensité. Mais la répétition de ce vocable tous azimut doit nous questionner : est-ce que dramatiser nous aide à avancer sereinement ?
Dramatiser, c’est-à-dire ?
Dramatiser c’est choisir les mots forts, qui suscitent l’émotion, comme lorsque l’on entend, à propos de l’attaque à la voiture bélier sur le marché de Noël de Magdebourg, en Allemagne : « la fête se transforme en drame absolu ». Expression utilisée aussi au sujet de Mayotte. C’est un drame, certes, mais pourquoi ajouter « absolu » ? Sommes-nous dans une époque qui a soif d’absolu ?
Tout cela me fait penser à cette chanson de Mylène Farmer, Désenchantée, écrite par Laurent Boutonnat en 1991 : « Tout est chaos, à côté ; tous mes idéaux, des mots abimés… »
C’est encore aujourd’hui sa chanson la plus écoutée sur les plateformes !
On termine donc cette chronique sur une note désenchantée…
Eh bien non : en ce début d’année, j’ai envie de vous livrer deux autres visions du chaos. Déjà, un chaos n’est pas forcément dangereux et ne nécessite pas forcément d’intervenir : notez que les chaos granitiques, en Bretagne – ce sont des amas de roches gigantesques - se révèlent étonnamment stables dans le temps en dépit d’une impression d’équilibre précaire.
Et ensuite, le chaos, c’est l’étape qui précède la lumière, et je conclurai avec Charlie Chaplin et ce poème, vous savez, qui commence par « le jour où je me suis aimé pour de vrai… »
Un très beau poème.
Ce poème qui aurait été écrit par Kim et Alison Mac Millen, Charlie Chaplin l’a rendu célèbre en le récitant le jour de ces 70 ans. Il se termine par ces mots :
« Nous ne devons pas avoir peur de nous confronter.
Du chaos naissent les étoiles.
Aujourd’hui je sais que ça s’appelle « La Vie »! »
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.
Source des définitions : Trésor de la Langue française informatisé (TLFI)