Euronomics

Politiques industrielles : l’Europe à un carrefour stratégique

Politiques industrielles : l’Europe à un carrefour stratégique

Euronomics sur euradio est une émission du Centre de Politique Européenne, think-tank européen traitant des problématiques réglementaires, économiques et technologiques européennes, dont Victor Warhem est le représentant en France.

Bonjour Victor Warhem, vous êtes économiste et représentant en France du Centre de politique européenne. Aujourd’hui pour votre première chronique « Euronomics », vous allez nous parler d’agenda industriel européen…

Oui tout à fait ! L’Union européenne débute une nouvelle mandature, l’heure est donc aux réflexions stratégiques en la matière.

Très bien, et sur quoi portent-elles précisément, ces réflexions ?

Ces réflexions s’inscrivent tout d’abord dans le sillon tracé par les rapports Draghi sur la compétitivité européenne de septembre 2024 et Letta sur le marché unique d’avril 2024, tous deux commandités par Ursula von der Leyen l’année dernière. Il ressort de ces rapports que l’Union européenne est aujourd’hui à un carrefour en termes d’intégration : soit l’Union s’approfondit économiquement avec une plus grande intégration des marchés, un budget européen beaucoup plus large et une union européenne des marchés de capitaux qui peuvent décemment financer les biens publics européens indispensables à la santé économique du continent, à savoir en l’occurrence, l’innovation, la transition écologique, les réseaux transfrontaliers, ou encore la défense ; soit elle ne le fait pas et se condamne à une « longue agonie » selon Mario Draghi, caractérisée par un déclin dans tous les domaines : productivité, innovation, production industrielle, démographie, etc.

Cette situation délicate dans laquelle l’Europe est plongée, alors que la confrontation géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine s’accentue, risque en effet de la faire basculer dans un monde qu’elle ne souhaite pas nécessairement : celui de l’insignifiance économique et de la dépendance politique à l’égard de puissance étrangères.

En effet, il semble bien que ces enjeux économiques soient cruciaux pour l’Union. Mais reste-elle muette à ce propos ou apporte-elle des réponses ?

Ne vous inquiétez pas, Laurence, Bruxelles n’est pas dans le déni à ce propos. En effet, la nouvelle Commission annoncée par Ursula von der Leyen le 17 septembre et les lettres de mission que la présidente de la Commission a faites parvenir à ses commissaires-candidats le même jour, témoignent d’une prise en compte de cette nouvelle donne stratégique : la Commission semble au moins sur le papier chercher à fonctionner par objectifs de politique publique, plutôt que par une logique plus traditionnelle de portefeuille, pour atteindre plus facilement les objectifs fixés par les rapports Draghi et Letta.

De nettes évolutions donc, et quel rôle aura le Commissaire français dans ce cadre ?

Stéphane Séjourné, le commissaire-candidat français nommé à la hâte en remplacement de Thierry Breton, hérite ainsi d’une politique d’importance capitale : la « stratégie industrielle », au cœur des rapports Draghi et Letta. Pour autant, Séjourné n’aura pas le pouvoir de faire ce qu’il souhaite en la matière : il devra cosuperviser les commissaires traitant de l’innovation, de la sécurité économique et de la productivité, notamment avec Ursula von der Leyen elle-même. Et les vice-présidentes Virkkunen et Ribera Rodriguez auront également un grand pouvoir d’influence sur l’agenda industriel européen, que ce soit en termes de défense et de politiques d’innovation – avec la réforme du European Innovation Council –pour Virkkunen, ou de transition écologique – avec l’instauration d’un Clean Industrial Deal – pour Ribera Rodriguez. Le fonds de compétitivité européen et les nouveaux Projets importants d’intérêt européen commun – les PIIECs, qui facilitent le financement pour tout pays de l’Union d’innovations dans des secteurs clés pour son avenir comme les semi-conducteurs ou les batteries lithium-ion – seront également le fruit d’une dialectique entre Séjourné, les deux vice-présidentes mentionnées, et bien sûr von der Leyen, qui garde par ailleurs à elle-seule la main sur le nerf de la guerre, le budget, aussi sur le point d’être réformé en vue du cadre financier pluriannuel 2028-2034.

Mais alors peut-on dire que l’Union se met sur de bons rails avec cette nouvelle Commission ?

Victor : Il est encore trop tôt pour le dire. Il n’est pas possible de savoir si les Etats Membres consentiront à de nouvelles dépenses européennes sous la forme de nouveaux emprunts européens ou de nouvelles ressources propres pour financer le fonds de compétitivité à venir, l’accélération souhaitée de la transition écologique et l’introduction annoncée de nouveaux projets industriels transnationaux stratégiques. La France, habituellement à la manœuvre pour pousser ce type d’agenda, reste très affaiblie politiquement. Et les signaux venus d’Allemagne sont plutôt négatifs en la matière, et ce, sur l’ensemble du spectre politique. Pour autant, la situation industrielle allemande désastreuse pourrait peut-être finir de convaincre ses décideurs que l’Europe pourrait bel et bien contribuer à la croissance future de l’Union, notamment en prenant à son compte une politique industrielle qu’elle serait la seule à pouvoir financer, avec des instruments intelligents laissant beaucoup de place à la compétition. Accablée par des prix de l’énergie décimant son industrie, l’Allemagne pourrait finalement se laisser convaincre.

Très bien, alors il y a quand même de grandes chances que la Commission s’engage sur la bonne voie, non ?

En réalité, rien n’est joué d’avance, chère Laurence. Mario Draghi parle de 800 milliards d’euros chaque année, soit environ 5% du PIB européen, pour obtenir une hausse du PIB de 6% à un horizon 15 ans. Les montants pour remettre l’Europe sur les rails sont donc plus que colossaux, ils sont absolument inédits pour l’Union européenne. Des simulations de la Commission et du FMI assurent qu’ils restent dans les moyens des Européens, cependant.

Le débat doit ainsi porter sur la manière de trouver cet argent qui semble inaccessible aujourd’hui, et sur la nature des dépenses qui puissent permettre à tous les Etats Membres de se mettre d’accord.

Ce qui veut dire Victor Warhem que nous ne sommes …en réalité …qu’au tout début d’un processus difficile, où il est assez peu probable à ce stade que nous parvenions à appliquer intégralement les préconisations des rapports Draghi et Letta.

Oui tout à fait. Au final, il s’agit peut-être en réalité de la mission impossible de Séjourné : unir les Européens autour d’une nouvelle série d’eurobonds, de nouvelles ressources propres, et d’une union des marchés de capitaux fonctionnelle, pour mettre en œuvre ces rapports.

Le temps presse, mais l’Europe n’a jamais su aller autrement qu’à son rythme. Pas à pas, il s’agira donc de créer du consensus.

Mais ne perdons pas espoir : une nouvelle crise pourrait, une fois n’est pas coutume, permettre d’accélérer l’intégration européenne.

Gardons le sourire, donc, chère Laurence !

Merci Victor Warhem pour votre première chronique sur euradio, je rappelle que vous êtes économiste et représentant en France du Centre de politique européenne.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.