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Dépenses d’innovation européennes : l’heure est à l’efficacité, la concentration, et la prise de risque

Pexels Dépenses d’innovation européennes : l’heure est à l’efficacité, la concentration, et la prise de risque
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Euronomics sur euradio est une émission du Centre de Politique Européenne, think-tank spécialisé dans l’étude des problématiques réglementaires, économiques et technologiques européennes, dont Victor Warhem, économiste de formation, est le représentant en France.

Bonjour Victor Warhem !Vous êtes désormais Senior Fellow à la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), précurseur d’une agence européenne pour l’innovation de rupture. Aujourd’hui, vous allez justement nous parler d’innovation ! 

Oui Laurence, une fois n’est pas coutume, l’innovation est au cœur des discussions européennes. En effet, le 14 novembre dernier est paru le rapport préliminaire sur les dépenses d’innovation européennes de la Commission du Parlement européen ITRE, dont le rapporteur est le très influent eurodéputé allemand chrétien-démocrate Christian Ehler. Ce rapport évalue dans un premier temps le programme Horizons Europe, censé financer l’innovation à hauteur de 95,5 milliards d’euro entre 2021 et 2027, puis formule des recommandations sur son adaptation à mi-parcours, ainsi que sur le programme qui succèdera à Horizons Europe, le bien-nommé FP10, dans le cadre du cadre financier-pluriannuel 2028-2034.

Intéressant, et donc, que dit ce rapport à propos des dépenses d’Horizons Europe ?

Eh bien, il est partagé. D’un côté, le Conseil européen de la recherche, le CER, finançant la recherche fondamentale et correspondant plus ou moins au Pilier 1 d’Horizons Europe, et le Conseil européen de l’innovation, le CEI, qui correspond au Pilier 3 et finance le prototypage et le passage à l’échelle des technologies, donnent une relative satisfaction, malgré l’émiettage des ressources. En effet, des milliers de projets sont financés, pour moins de 30 milliards d’euro sur 7 ans. En revanche, le Pilier 2, auquel plus de 50 milliards d’euro ont été alloué sur 7 ans, pose manifestement problème : ce système de subventionnement de l’innovation, censé poursuivre des « missions » dédiées surtout à l’innovation sociale et environnementale, est trop complexe, désormais totalement en décalage avec les besoins de l’Union européenne – le design de ce pilier remonte à 2018, autant dire l’âge de pierre -, et faillit dans son exécution. C’est pourquoi la Commission ITRE recommande de ne plus financer ces programmes à mi-parcours et on la comprend bien. 

J’imagine que cela a des conséquences sur la conception du futur programme de dépenses d’innovation européen, le FP10, n’est-ce pas Victor Warhem ?

Oui absolument, Laurence, le successeur d’Horizons Europe – qui représente actuellement environ 10% des dépenses de l’Union européenne – devrait selon toute vraisemblance disposer de plus de ressources, jusqu’à environ 200 milliards d’euro.

Dans ce cadre, la Commission ITRE propose d’au moins tripler les fonds alloués au CER et au CEI – soit au moins 100 milliards sur 7 ans –, et de faire disparaitre le pilier 2 actuel pour en créer un nouveau se concentrant sur l’atteinte d’objectifs politiques européens en adéquation avec les priorités : souveraineté technologique et politique, transition écologique et numérique. Ceci impliquerait la création de deux nouveaux Conseils. Dans ce cadre, les experts scientifiques devraient être mieux associés à la sélection et la gestion des projets d’innovation, alors que les responsables publics ont aujourd’hui encore beaucoup de poids dans ce processus. Enfin, la Commission ITRE demande à ce que le FP10 adopte essentiellement une approche bottom-up, pour répondre aux besoins du marché, dans son allocation des fonds, tout en associant mieux le secteur privé.

Et qu’en pensez vous, Victor Warhem ?

 Je pense que c’est un bon début de réforme mais que certains fondamentaux méritent d’être revus. 

Tout d’abord, puisque le CER et le CEI couvrent l’intégralité du spectre de la maturité technologique, de la recherche fondamentale au passage à l’échelle, pourquoi ne pas bâtir une politique d’innovation poursuivant des objectifs politiques en ne s’appuyant que sur ces deux Conseils, dont la structure est solide et reconnue ? 

Par ailleurs, il faudrait réformer malgré tout ces Conseils en allant beaucoup plus loin dans l’association des experts à la sélection des projets d’innovation. Il faut en réalité leur donner le pouvoir : les agences d’innovation de rupture américaines prouvent que les scientifiques reconnus dans leur domaine sont les mieux à même d’identifier les projets porteurs de percées technologiques très risqués et poursuivant des objectifs politiques.

Enfin, s’agissant de l’approche bottom-up généralisée, il s’agit pour moi d’un non-sens complet : Christian Ehler, eurodéputé ordolibéral, ne fait que soutenir une recette qui a fait son temps. Ce dont nous avons besoin n’est pas de définir l’approche de sélection, nous devons conserver toute la flexibilité pour réagir au cas par cas dans la sélection et la gestion des projets afin d’être le plus rapide possible. L’innovation est une course dans les secteurs stratégiques, il ne faut pas l’oublier. Il faut donc qu’une ou plusieurs organisations, qui se rapprochent le plus possible du fonctionnement des agences américaines ayant prouvé leur modèle, se chargent de mettre en œuvre une véritable stratégie industrielle sur la base d’objectifs définis par l’Union européenne. Cela implique une grande concentration des ressources sur moins de projets, et une énorme prise de risque pour obtenir l’innovation la plus radicale – car seul le secteur public peut le faire.

Ce dernier aspect constitue la plus grande bataille à mener ici, sur notre sol européen : tant que notre rapport au risque n’évoluera pas, il ne faudra pas s’étonner que l’Europe finisse de sortir totalement de l’histoire économique et technologique.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.