Dans ces chroniques, euradio vous propose de creuser et d'observer tout ce que les sols ont à nous offrir. Avec Tiphaine Chevallier, chercheuse à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD).
Aujourd’hui, Tiphaine vous vouliez parler droit et sol ?
Exactement Laurence, non pas pour parler de droit du sol, ni de la directive cadre européenne sur les sols qui doit être votée normalement ce mois de juin, mais pour parler d’un travail collectif, interdisciplinaire, conduit par une juriste et une économiste du Cirad, et une dramaturge. Sigrid Aubert, Abigaël Fallot et Antonia Taddei qui ont eu l’idée génial de filer des métaphores pour rendre visible le sol, lui donner une épaisseur sensible.
C’est-à-dire ?
On a vu précédemment et les discussions sur une directive cadre européenne sur les sols, étalées sur plus de 10 ans en sont une illustration. Protéger les sols est nécessaire mais écrire un cadre concret, des lois, pour sa protection est difficile. On se heurte notamment souvent au droit de propriété. Peut-être perçu comme un matériau banal, la société a du mal à voir l’importance des services spécifiques que les sols nous rendent à court et surtout à long terme. Filer des métaphores, c’est-à-dire imaginer comment on verrait et traiterait le sol s’il était un trésor…, un monument historique, ou encore une éponge ou un témoin, permet de changer son regard, de se détacher de son côté banal, de l’associer à des objets, des lieux, des concepts, voire des personnes qui eux sont protégés par le droit avec des lois bien établies.
Vous avez des exemples pour nous aider à comprendre ?
Oui par exemple « si le sol était un esclave », vous vous indigneriez Laurence de la violence de son exploitation, de l’absence de reconnaissance de ses droits à se reposer ou à s’enrichir. Pour lutter contre l’injustice, des collectifs s’organiseraient pour trouver les moyens de l’affranchir et de le doter d’un statut juridique lui permettant de se protéger et de s’épanouir. Ils qualifieraient peut-être alors le sol « d’entité naturelle juridique » et imagineraient les moyens de lui offrir la capacité de négocier, d’égal à égal, avec ceux qui en tirent profit.
Vous y allez fort en considérant le sol comme un esclave quoiqu’effectivement vu comme ça. C’est assez efficace, vous avez un autre exemple ?
Oui prenons cette fois quelque chose de moins terrible. Le sol comme une bibliothèque. Disons comme une bibliothèque municipale, afin que les habitants le pensent comme un bien commun. Ils élaboreraient des règles explicites pour définir l’arrangement, le contenu et l’utilisation de la bibliothèque. Quels types de livres aimerait-on y trouver : des livres rares ou communs ; pour quel public ? des enfants ou des professionnels ; pour quel type d’usage : consultables sur place ou empruntables ? De même, l’affectation des usages des sols dépendrait de leurs qualités, des bénéficiaires et usagers passés, présents bien sûr, mais aussi futurs. Comme dans les bibliothèques on doit rendre les livres en bon état, on réfléchirait à des règles privilégiant un bon usage des sols afin de laisser aux usagers suivants le loisir de pouvoir à leur tour en bénéficier.
On peut s’amuser avec pleins d’autres images ?
Bien sûr, mais l’idée de Sigrid, Abigaël et Antonia n’est pas seulement de jouer. Elle est aussi de faciliter notre appropriation du droit au bénéfice des sols. De nous aider à nous emparer de concepts juridiques que nous connaissons mieux et de voir comment appliquer ces concepts aux sols. Aller un dernier pour la route « le sol comme un immeuble en co-propriété ».
Intéressant on voit bien la notion de propriété individuelle et collective dans cette image.
Et oui… Comme l’immeuble, le sol a une structure physique à maintenir pour éviter l’érosion, des agents biologiques qui y vivent, y travaillent. Tous différents, ils n’ont pas les mêmes objectifs ni même les mêmes usages de l’immeuble. Cet immeuble a une valeur que l’on souhaite faire perdurer dans le temps, et même éventuellement léguer à nos enfants. Quelles règles se donneraient les copropriétaires pour définir et entretenir les parties communes de l’édifice ? Comment envisager la jouissance paisible des locataires ?
Ça fait réfléchir. Je comprends mieux ce que vous vouliez dire quand vous disiez que le sol prend une autre dimension grâce aux métaphores.
La démarche sous ses airs ludiques est assez puissante et finalement très utilisée en politique. J’espère que lors des nièmes discussions sur la directive cadre européenne sur les sols prévus à l’agenda de juin de la commission européenne, certains sauront s’en servir pour convaincre les plus réticents. Afin que le sol, un des moteurs de nos économies, ne prennent pas l’eau sous le flot des discussions politiques. La directive cadre européenne sur les sols mérite mieux qu’une voie de garage !
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.