Chaque semaine sur euradio, retrouvez la chronique de Bernard Guetta, député européen, qui effectue un retour sur les actualités et événements européens actuels.
C’est une très mauvaise nouvelle. Alors que les Européens se doivent de monter en puissance face au retrait américain et au revanchisme russe, la victoire du candidat nationaliste à la présidentielle polonaise va freiner l’affirmation politique de l’Union.
Paris et Berlin en tête, les capitales européennes ont tout pour faire grise mine. Au Kremlin, on peut à l’inverse sabler le champagne car ce nouveau président, Karol Nawrocki, fera tout pour paralyser le Premier ministre, Donald Tusk, qui est l’un des principaux artisans du réarmement européen et du soutien à l’Ukraine. Boxeur, cet historien disposera pour cela du droit de veto présidentiel dont il pourra user pour mobiliser les nationalistes et les extrêmes-droites en vue des législatives de 2027. La Pologne ne cessera pas d’aider l’Ukraine mais littéralement coupée en deux tant le résultat d’hier a été serré, la voilà menacée de paralysie politique. Entre le gouvernement et la présidence, la guérilla sera permanente mais comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
La réponse est qu’en Pologne, la gauche est à droite. Ça n’a pas toujours été le cas. Entre les deux guerres, les socialistes étaient extrêmement forts et solidement ancrés dans les valeurs sociales et internationalistes de la gauche. Après-guerre, sous le communisme, la dissidence était essentiellement de gauche, anticommuniste bien sûr mais inspirée par le christianisme social et les social-démocraties allemande et scandinaves. Ce sont ces hommes, des héros de la liberté, Kuron et Mazowiecki, Walesa, Michnik, Geremek et tant d’autres, qui avaient remporté les premières élections libres de 1989. Ils avaient ainsi anticipé la chute du mur mais aucun d’eux ne s’y connaissait en finances et c’est leur gouvernement qui avait choisi de recourir à la « thérapie de choc » proposée par des économistes libéraux.
Libéralisation des prix, soutien à la renaissance d’un secteur privé, abandon des industries d’Etat en faillite et fin des subventions aux prix alimentaires, ce choix permettra à la Pologne d’avoir aujourd’hui le 6ième produit intérieur brut de l’Union européenne, un chômage inexistant et une croissance soutenue. Le succès de la thérapie de choc est difficilement contestable mais entre les fermetures d’usines et l’envolée des prix elle aura d’abord plongé dans la misère des bataillons entiers d’ouvriers, ceux-là mêmes qui avaient fait tomber le communisme avec les grèves d’août 1980 et la naissance de Solidarité, premier syndicat libre du bloc soviétique.
Leur colère sociale et leur ressentiment politique sont tels que leurs bulletins de vote font revenir les communistes au pouvoir en 1993. La démocratie remet les communistes aux commandes après les en avoir chassé quatre ans plus tôt. C’est un spectaculaire tête-à-queue de l’Histoire mais devenus libéraux et pro-américains, les cadres de l’ancien parti dominant poursuivent dans la voie tracée par les anciens dissidents. En quelques années, les anciens communistes et la gauche démocratique, les adversaires d’hier, en seront rayés de la carte politique au profit d’un duopole de forces nouvelles.
Dirigée par Donald Tusk, la Plateforme civique s’est affirmée en grand parti de centre-droit après avoir été constituée à Gdansk, il y a quelque vingt-cinq ans, par un petit groupe d’intellectuels thatchériens. Moderniste et pro-européen, c’est le parti de la nouvelle Pologne, née de la défaite communiste et fâchée avec l’Eglise, tandis que le PiS, le Parti droit et justice de Lech Kaczynski, regroupe les déçus de la démocratisation, les adversaires de l’évolution des mœurs et les défenseurs de la centralité de l’Episcopat.
Né la même année que la Plateforme, le PiS doit sa popularité à l’abaissement de l’âge du départ en retraite et à l’introduction de très généreuses allocations familiales. Coûteuses, ces mesures n’auraient pas été possibles sans la rigueur budgétaire avec laquelle les libéraux avaient rempli les coffres de l’Etat mais elles ont fait de ces conservateurs le grand parti de la protection sociale et des plus démunis, celui de la gauche dont les électeurs sont ainsi passés dans le camp conservateur.
Particulièrement clair en Pologne, ce phénomène est commun à beaucoup des pays de l’Europe centrale anciennement communiste. En Hongrie notamment, il y a d’un côté de l’échiquier ceux qui ont profité du passage à l’économie de marché et que le féminisme et la visibilité homosexuelle ne paniquent pas et ceux, de l’autre, que la fin du communisme n’a pas sorti de la pauvreté mais a précipité dans un monde devenu pour eux sans repères.
Pour les électeurs du PiS, d’Orban en Hongrie ou de Robert Fico en Slovaquie, la gauche est à droite ou la droite à gauche car ils sont avant tout demandeurs d’un contrat social qui assure leur survie économique et leur propose un ordre moral assez traditionnel pour qu’ils puissent s’y retrouver. C’est ce qui explique qu’ils en arrivent, même en Pologne, à trouver des séductions à Vladimir Poutine alors qu’ils perçoivent l’Union européenne comme aussi menaçante pour leurs traditions nationales que pour la stabilité sociale. C’est ce qui explique également qu’en Roumanie, en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie et parfois même en Pologne, ces électeurs jugent prudent de faire la part du feu en abandonnant l’Ukraine à la Russie plutôt que d’encourir ses foudres sans qu’il n’y ait désormais plus de parapluie américain pour les protéger.
Durant tout l’après-guerre, la Pologne a préfiguré les grandes évolutions de l’Europe. Il ne faudrait pas que ce soit à nouveau le cas.