Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
Aujourd’hui vous souhaitez nous parler des différentes dimensions que revêt selon vous la guerre en Ukraine.
Oui effectivement. Aujourd’hui beaucoup de nos concitoyens s’interrogent sur le fait de savoir si la France et le reste de l’Europe sont en guerre contre la Russie. C’est une question légitime et à laquelle les dirigeants ont tendance à répondre un peu vite, en disant que nous ne sommes pas cobelligérants et que nous ne cherchons pas à le devenir. Mais dans les faits, c’est plus compliqué que ça et les Français en ont bien conscience.
Pourquoi d’après vous les dirigeants français et européens tiennent ce discours ? C’est pour rassurer ? Pour éviter la panique ?
Il y a plusieurs raisons. La première c’est effectivement pour ne pas effrayer inutilement les populations. On a vu au début de la guerre, lorsque la question de l’arme nucléaire est venue dans le débat public, que les gens ont pris peur, que beaucoup ont été terrifiés et que le souvenir de la Guerre froide est revenu dans tous les esprits, même dans ceux qui ne l’avaient pas vécu ou qui étaient très jeunes à l’époque. Donc quand on parle de guerre avec une puissance nucléaire comme la Russie, ce n’est effectivement pas anodin et tout le monde en comprend bien les implications. Et les gouvernements ont tout à fait raison de peser leurs mots, de bien répéter que nous ne sommes pas en guerre. Mais en disant cela, ils ne prennent en compte qu’un des aspects ou une des définitions de la guerre, celle de la lutte armée.
Quelles sont les autres dimensions de la guerre ?
Alors pour faire court et schématique on peut identifier trois dimensions de la guerre qu’on retrouve dans la guerre en Ukraine aujourd’hui. La première c’est la lutte armée d’un État ou d’un groupe contre un autre. Et là, même si les Occidentaux ne sont pas ouvertement en guerre contre la Russie, nous sommes quand même sur une ligne de crête puisque nous fournissons des armes à l’un des deux États belligérants. Alors le discours est de dire que ce sont des armes défensives, mais dans les faits, toute arme est à la fois défensive et offensive, ça dépend de l’emploi qu’on en fait. Donc la frontière ici est très mince et les Occidentaux en ont tout à fait conscience puisqu’ils ne vont pas jusqu’à livrer des chars ou des avions de combats, ce qui serait perçu par Moscou comme un franchissement d’une ligne rouge.
Et les deux autres dimensions ?
La deuxième c’est la dimension économique : avec le régime de sanctions que les Occidentaux ont imposé à la Russie, nous pouvons dire que nous sommes entrés dans une guerre économique avec Moscou. Là il n’y a pas vraiment de doute. D’autant qu’avec le tragique épisode de Boutcha, nous allons très probablement encore augmenter les sanctions, notamment dans les secteurs économiques les plus cruciaux, que sont ceux de l’énergie et des matières premières.
Et la troisième dimension, elle se joue au niveau de ce qu’on appelle la guerre des perceptions. Le conflit en Ukraine aura été plus que tout autre le théâtre d’une bataille de la communication et de l’influence.
Mais la guerre des perceptions, c’est une dimension commune à toutes les guerres.
Oui bien sur, mais ici la différence, c’est à la fois l’ampleur qu’elle prend et les outils utilisés. L’ampleur déjà, c’est la médiatisation inédite de ce conflit. Jamais aucun autre conflit armé n’a été couvert aussi longtemps et de manière aussi constante que la guerre en Ukraine. Les éditions spéciales s’enchainent depuis presque un mois et demi sur toutes les chaines d’informations, les reportages fleurissent, les colonnes des journaux papiers sont chaque jour remplies de plusieurs articles liés au conflit. Donc la guerre en Ukraine elle occupe une part de l’espace médiatique extrêmement importante. Ça c’est véritablement inédit pour nous en France et en Europe.
Comment est-ce que ça s’explique ?
Plusieurs raisons. Déjà la proximité : cela faisait très longtemps qu’on n’avait pas vu de conflits aux portes de l’Union européenne, depuis la guerre d’Ex-Yougoslavie. Mais contrairement à cette guerre dans les années 90, et bien là nous avons des outils et une présence médiatique accrue qui permettent de diffuser tous les jours de nouvelles images, des témoignages, qui donnent aussi la parole aux représentants du pays attaqué, notamment le Président Zelensky qui intervient quasi quotidiennement depuis le début du conflit, mais aussi les maires de certaines villes d’Ukraine qui sont souvent en duplex avec les chaines de télévision pour commenter en direct les évènements.
On assiste aujourd’hui à un conflit résolument moderne ?
D’une certaine manière oui puisque les outils employés le sont : les outils de la communication notamment, mais aussi les méthodes d’influence et l’hypermédiatisation du conflit. Lorsque le Président ukrainien Zelensky s’adresse non seulement aux représentants élus des États, mais aussi à la sphère culturelle et artistique – on pense notamment à son intervention lors des Grammy Awards – et bien, il hisse le conflit à tous les niveaux de la société, et contribue à ce que personne ne puisse passer à côté. Et bien sûr l’objectif premier c’est d’infléchir la position des États occidentaux pour qu’ils continuent le plus possible de lui venir en aide, c’est un objectif stratégique pour Zelensky ce n'est pas qu’une mise en scène. Mais la guerre en Ukraine, c’est aussi un conflit « classique », malheureusement, avec des soldats qui se battent, des civils qui sont tués, des villes qui sont détruites. Donc malgré le caractère moderne et inédit de certains aspects du conflit, et bien ça n’empêche pas toutes les horreurs de la guerre et les victimes.
Joséphine Staron au micro de Cécile Dauguet