Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
La situation en Corse s’est fortement tendue ces dernières semaines, après la mort d’Yvan Colonna dans une prison française. On parle de nouveau d’autonomie ou d’indépendance de la Corse. Cela fait-il resurgir le spectre d’autres régionalismes en Europe ?
Les événements corses ont d’ores et déjà suscité des revendications en d’autres régions de France, comme en Bretagne, en Alsace, ou en Savoie. Avec des revendications linguistiques (parler breton au conseil régional de Bretagne), mais aussi autonomistes. Un mouvement breton et un mouvement alsacien ont appelé à des référendums sur l’autonomie de ces régions. Voilà pour la France.
Mais comme à chaque fois, ces mouvements tendent à faire tache d’huile en Europe. On se souvient que la crise autour du référendum catalan avait suscité d’autres référendums, en Lombardie et en Vénétie, notamment. Il y a donc un risque d’engrenage à l’échelle européenne.
Mais l’Union européenne n’est-elle pas plutôt favorable aux revendications régionales ?
L’Union européenne promeut l’Europe des régions, notamment depuis le Traité de Maastricht de 1992. C’est le résultat d’une application stricte du principe « unis dans la diversité », mais aussi de l’idée que les spécificités territoriales doivent conduire à une application différenciée de la politique européenne, selon les besoins et au plus proche du terrain. Donc à l’échelle de la région plutôt que de l’État. Les fonds européens mettent en avant les valeurs et les projets régionaux, notamment par les programmes portés par le FEDER, le fonds européen pour le développement régional.
Dans une Europe constituée de 242 régions, cette politique peut favoriser les revendications culturelles et identitaires, notamment avec la Charte sur les langues régionales, puis économiques.
En ce qui concerne les langues régionales, rappelons que les États centraux s’y sont longtemps opposés. En France, elles ont été farouchement combattues par la République, pendant près de 100 ans. L’Europe leur a offert un statut, en a renforcé l’apprentissage et l’usage. L’Union européenne a, à ce sujet, donné satisfaction aux revendications des mouvements régionalistes.
En ce qui concerne l’économie, en attribuant des fonds à l’échelle régionale, l’Union européenne a surtout renforcé les exécutifs régionaux et locaux, aux dépens de certaines prérogatives des États. Cela a renforcé les aspirations d’autonomie administrative des régions.
Pourtant, l’Union européenne n’a pas soutenu le mouvement catalan, par exemple.
Effectivement. L’Union européenne, ne l’oublions pas, est aussi la somme des États membres. Et ces Etats redoutent les mouvements indépendantistes. L’Espagne, par exemple, serait fortement affaiblie par un départ de la Catalogne, qui amputerait son PIB et ses exportations, et réduirait son potentiel touristique. Première région exportatrice d’Espagne, la Catalogne représente 6,3% de la superficie du pays, 16% de ses habitants, et génère 19 % du PIB espagnol. La Catalogne est de très loin la première région exportatrice d'Espagne. Sans la Catalogne, l’Espagne serait durablement affaiblie.
Face aux poussées séparatistes, la position officielle de l’Europe consiste donc à renvoyer le problème aux États. Dans le cas catalan, la Commission européenne avait fait savoir qu’une région qui ferait sécession d’un État de l’Union devrait ensuite passer par le lourd processus d’adhésion à l’Union européenne. Cela permettait de faire pression sur la Catalogne, qui en faisant sécession, se fermait durablement aux aides européennes et au marché européen.
Cela a d’ailleurs suscité bien des débats. Les militants catalans en ont appelé eux à la jurisprudence slovène pour affirmer qu’une sortie de l’Espagne ne vaudrait pas expulsion de l’Union … C’est en effet sur la promesse de rejoindre l’Union que la Slovénie a, la première, fait sécession de la Yougoslavie, en 1991. Notons d’ailleurs que lorsque la Tchécoslovaquie s’est scindée, en 1992, les futures République Tchèque et Slovaquie avaient l’assurance d’entrer ensuite ensemble dans l’Union. Encore un exemple qui pourrait être invoqué par les régionalistes.
C’est le cas aussi du Kosovo, n’est-ce pas ?
Le 17 février 2008, le Kosovo a déclaré unilatéralement son indépendance par rapport à la Serbie, après, on s’en souvient, un conflit où l’OTAN et l’Union européenne étaient intervenus militairement. La France a alors été le premier pays européen à reconnaître cette indépendance, dès le lendemain. Puis la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne. En tout, 22 États de l’UE ont reconnu le Kosovo.
Mais d’autres ont refusé : l’Espagne, Chypre, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie. Tous pour la même raison : la crainte que cette indépendance soit ensuite utilisée comme jurisprudence par leurs propres mouvements séparatistes : à savoir les basques, catalans et turcs, et les minorités hongroises de Roumanie et Slovaquie…
D’ailleurs, depuis lors, les Serbes de Bosnie proclament qu'ils auraient eu le droit de faire sécession si l’ONU et une majorité des pays de l'UE avaient reconnu l’indépendance du Kosovo…
Enfin, l’argument a effectivement été utilisé lors de la crise catalane.
Le précédent du Kosovo a indéniablement créé une situation inconfortable pour l’Europe : une majorité d’Etats européens reconnait le Kosovo, mais pas l’Union Européenne, qui a pourtant déployé dès 2008 la mission EULEX. Elle vise à y promouvoir l’État de droit, à créer des institutions et des structures d’État viables.
Il importera, si le mouvement de revendications autonomistes se poursuit en Europe, de trouver une réponse cohérente à ces demandes, tant de la part des États que de l’Union.
Jenny Raflik au micro de Cécile Dauguet