Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
Vous publiez cette semaine un essai intitulé « Europe : la solidarité contre le naufrage » aux éditions Synopia. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le titre de votre ouvrage interpelle : y a-t-il encore un avenir pour l’Union européenne ?
La guerre qu’a déclenché la Russie il y a un mois est, c’est assez cynique de le dire mais c’est pourtant vrai, une opportunité sans précédent pour l’Union européenne. Cette guerre la met devant toutes ses contradictions, elle force les États membres a affiché un front uni, à prendre des décisions d’une ampleur inédite, notamment sur les questions énergétiques et de défense. On est à un tournant de l’histoire européenne. Mais il y a aussi un risque que l’unité et la solidarité affichées en ce moment ne dure pas, et que les égoïsmes nationaux finissent par reprendre le dessus. C’est pour ça qu’il faut absolument repenser les conditions de la solidarité entre les États européens, et de manière durable.
La guerre en Ukraine pourrait être la crise de trop pour l’Europe ?
En tout cas la question mérite d’être posée étant donné l'enchaînement de crises qui touchent l'Europe depuis plus d'une décennie : on se souvient de la crise économique en 2012 et de la Grèce qui n’est pas passée loin de la faillite ; on se souvient aussi de la crise migratoire en 2015 qui a porté un coup très dur à la solidarité entre les Européens puisqu’ils se sont tous rejetés la responsabilité de l’accueil et que quasiment rien n’a été réformé depuis, notamment en matière d’asile. On n’oublie pas aussi le Brexit, suite au référendum de 2016 qui a vu pour la première fois de son histoire un État membre choisir de quitter le cercle de la solidarité européenne, ce qui a créé un précédent, même si d’autres États ne les ont pas encore suivis.
Et ça ne s’arrête pas là...
Non puisque dès 2020 la crise sanitaire démarre. Et là on a vu, au début les États se court-circuiter les uns les autres, se dérober du matériel médical sur les tarmacs des aéroports, fermer leurs frontières sans concertation. Bref, une grande désorganisation qui a été compensée assez vite par l’action de la Commission qui a pris les choses en main, d’abord à travers le plan de relance, et ensuite avec la stratégie vaccinale. Toutes ces crises, et la guerre en Ukraine vient compléter cette liste, révèlent à la fois les forces de l’UE et ses faiblesses qui pour certaines sont structurelles.
Effectivement, les crises s’enchainent et on a le sentiment que l’UE est toujours en réaction et pas en anticipation. C’est une des faiblesses structurelles dont vous parlez ?
Oui. Le problème c’est que tous les livres blancs qui ont été écrits, tous les travaux de prospective menés depuis des années par l’Union européenne, et bien ils sont restés enfermés dans des placards et peu de choses ont été faites concrètement pour anticiper les crises et pour renforcer la solidarité des États membres pour qu’ils soient capables d’affronter les défis du siècle. Et ils sont nombreux...
Par exemple ?
Et bien on ne peut que constater que l'UE est prise de vitesse, d'un côté, face aux grandes puissances (aux premiers rangs desquels la Russie, les États-Unis et la Chine) et, de l'autre, face aux grands acteurs économiques de taille mondiale (on pense notamment aux GAFAM et aux BATX). Le plus grand défi auquel elle doit faire face aujourd'hui, c'est l'affirmation de sa puissance pour lui permettre de peser dans les relations internationales et de défendre les intérêts des Européens. Et pour ça, et bien elle doit commencer par se penser elle-même comme une puissance, et non uniquement comme un médiateur des intérêts du monde. Avec la guerre en Ukraine, la Russie et les États-Unis mettent l’Europe dans une position extrêmement complexe. Vladimir Poutine nous montre de quoi il est capable mais aussi qu’il n’a absolument pas peur des États européens et que c’est vers son ennemi historique qu’il se tourne, les États-Unis. Et de son côté, Joe Biden adopte une attitude dangereuse vis-à-vis du chef du Kremlin qui peut conduire à une escalade des tensions. Et si c’était le cas, ce seraient les Ukrainiens et les Européens qui en paieraient le prix, pas les Américains. Donc pour moi le plus grand défi pour l’Europe, c’est de trouver sa place dans le nouveau monde, un monde extrêmement fracturé, de plus en plus concurrentiel et belliqueux, et dans lequel nous n’arrivons pas à faire suffisamment valoir nos intérêts.
Dans votre livre vous parlez notamment de la défense de l’Europe. Comment les États européens peuvent-ils bâtir une défense commune, et peuvent-ils le faire sans l’aide des États-Unis et de l’OTAN ?
C’est la question majeure aujourd’hui. Il y des États européens qui n’ont confiance que dans l’OTAN pour assurer leur protection (et on peut les comprendre). Il s’agit surtout des pays de l’Est comme la Pologne et des pays Baltes, qui sont voisins de la Russie et qui partagent une histoire commune avec elle. Leur peur de se voir un jour attaqué par les Russes est réelle et c’est ce qui motive leur attachement exclusif à l’OTAN. Et il faut bien avouer aujourd’hui que sans l’OTAN, l’Europe serait très vulnérable. Mais l’OTAN ne doit pas être forcément synonyme de puissance américaine. Les États-Unis ont changé leur stratégie vis-à-vis de l’Europe ces dernières années, depuis Barack Obama, et ils ont progressivement décidé de concentrer leurs forces et leurs regards vers l’Asie, notamment la zone de l’Indo-Pacifique. Et on se souvient des propos de Donald Trump qui demandait aux Européens, et pour une fois à raison, d’investir eux-mêmes et davantage dans l’OTAN. Donc l’OTAN peut très bien être davantage financée et donc dirigée aussi par les Européens. Assurer la protection de l’Europe aujourd’hui, ça implique d’avoir une réflexion autour de quatre questions majeures : déjà, la hiérarchisation des priorités ; ensuite l’articulation OTAN-Europe de la défense ; puis la question de l’augmentation des budgets de défense qui doit concerner tous les États membres ; et enfin, et c’est un élément central de mon livre, c’est d’appliquer un principe de préférence européenne dans tous les domaines d’intérêt stratégique.
Joséphine Staron au micro de Cécile Dauguet