Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
Aujourd’hui vous nous parlez en direct du salon international EUROSATORY, qui s’est tenu toute la semaine à Villepinte, en région parisienne, et qui est consacré à la Défense et la Sécurité terrestres et aéroterrestres. C’est l’occasion pour vous d’aborder un sujet dont on parle beaucoup en ce moment : l’Europe et les armes.
Oui en effet, EUROSATORY c’est un salon qui est organisé tous les deux ans depuis sa création, en 1967, et qui réunit des industriels de la défense de tous les pays, mais aussi les gouvernements et les différents Ministères des Armées ou de la Défense. Cette année, ce salon a une résonnance toute particulière puisqu’il a lieu au moment où la guerre menée par la Russie en Ukraine a remis le sujet de l’armement sur le devant de la scène politique et médiatique. C’est pour ça que j’ai choisi de consacrer ma chronique cette semaine au rapport qu’entretiennent les Européens avec les armes, dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Justement, ces derniers mois la question des livraisons d’armes a été au cœur des négociations entre les Occidentaux·ales et on a vu que ça avait provoqué des tensions entre les Européens.
Oui parce que c’est la première fois que la question des livraisons d’armes est posée de cette manière. Le Président ukrainien Zelensky, depuis le tout premier jour du conflit, a demandé aux Occidentaux·ales de soutenir militairement l’Ukraine face à la Russie. Et dès le départ, tout le monde savait que, sans aide extérieure, l’armée ukrainienne ne pourrait pas tenir très longtemps. Donc sous la pression du Président ukrainien et des Américains, les Européens ont très vite été obligés de se positionner sur la question des livraisons d’armes. Et pour certains, c’est une question extrêmement délicate.
Pour les Allemand·es par exemple ?
Oui puisque depuis la seconde guerre mondiale, l’Allemagne était quand même sous le coup d’une forte démilitarisation. La loi fondamentale allemande encadre de manière très précise les exportations d’armement. Mais très vite, les Allemand·es ont fini par lever le tabou et s’engagent à livrer des armes lourdes à l’Ukraine, pour un montant d’environ 2 milliards d’euros, bien plus que la France. Et, en parallèle, le gouvernement allemand annonce une augmentation conséquente du budget de la défense pour atteindre les 2 % de PIB qui sont, rappelons-le, une exigence de l’OTAN mais que peu de pays européens respectent.
Pourtant, malgré tous ces engagements, le Président ukrainien Volodymyr Zelensky critique régulièrement les pays européens, notamment la France et l’Allemagne et les accusent de ne pas respecter leurs promesses en matière de livraisons d’armes ?
Oui parce que même si les Allemands ont voté pour l’exportation d’armes lourdes, elles n’ont pas encore été toutes acheminées en Ukraine. D’où l’impatience qu’on décèle de plus en plus chez les Ukrainiens. Et du côté Français, l’Ukraine critique un trop faible investissement. On s’est engagés à livrer de l’armement à hauteur de 100 millions d’euros environ, ce qui est bien moindre que les Allemands, mais surtout que les Britanniques et les Américains qui sont les deux principaux pourvoyeurs d’armement de l’Ukraine.
Comment comprendre la position française ?
Il y a plusieurs explications. La première est très terre à terre : l’armée française, contrairement à l’armée américaine notamment, n’a pas suffisamment de stocks pour, à la fois envoyer des armes en grande quantité à l’Ukraine, et en conserver pour notre propre défense. D’autant que l’armée française est engagée sur plusieurs théâtres d’opérations, donc nous avons besoin de ce matériel. Et la seconde raison est un peu plus politique : depuis le début du conflit, le Président Macron a adopté une attitude prudente vis-à-vis de la guerre en Ukraine. La France soutient l’Ukraine et condamne l’invasion par la Russie, mais elle souhaite maintenir le dialogue ouvert avec Vladimir Poutine en espérant trouver une issue la plus pacifique possible à cette guerre. C’est une position qui est à l’opposée de celle défendue par les pays d’Europe de l’Est, les États baltes, mais aussi le Royaume-Uni et les États-Unis, qui sont aussi les états qui livrent le plus d’armement à l’Ukraine, en proportion de leur PIB.
On voit que les Européen·nes sont fortement divisé·es sur cette question. Pourquoi ?
Depuis le début de la guerre il y a deux lignes politiques qui s’opposent. Une ligne prudente, modérée, qui est celle de la France, mais aussi de l’Italie et de l’Espagne, donc plutôt les pays dits du Sud. Et une ligne plus radicale, ceux qu’on désigne parfois comme les « va-t-en guerre » et qui sont représentés par les États frontaliers de l’Ukraine, surtout la Pologne et les États baltes, encouragés par le Royaume-Uni et les États-Unis. Ça s’explique déjà par des raisons historiques et géographiques : ce sont des pays qui ont été pendant des décennies dans le giron de l’URSS et qui, depuis, regardent avec méfiance la Russie. Leur proximité géographique fait qu’ils seraient en première ligne si Vladimir Poutine avait des velléités d’expansion à l’Ouest. Donc c’est légitime qu’ils aient peur. Pour autant, on peut quand même trouver satisfaisant qu’il y ait, en face d’eux, un autre bloc de pays qui ont plus de recul et qui sont plus modérés pour éviter l’escalade de la violence et la surenchère face à un Président russe difficile à cerner.
Y a-t-il une perspective de réconciliation entre ces deux positions ?
Pour moi, elles ne sont pas antinomiques, mais plutôt complémentaires. Elles permettent à l’Europe d’avoir une réponse relativement équilibrée, même si certains trouvent qu’on en fait pas assez. Mais que pourrait-on faire de plus ? Si nous intervenions militairement, dans le cadre de l’OTAN par exemple, ce serait ouvrir la porte à une troisième guerre mondiale. Personne n’en veut. Si nous envoyions des missiles longues portées, comme le demandent les Ukrainien·nes, nous leur permettrions de viser des cibles sur le territoire russe, avec des armes occidentales, ce qui nous place directement dans le camp des cobelligérants. Là encore, le risque c’est l’extension du conflit. Donc malheureusement, l’arme des sanctions économiques et l’envoi d’armements, hors avions ou missiles longue portée, reste en quelque sorte l’unique moyen d’action de l’Europe dans cette guerre.
Joséphine Staron au micro de Laurence Aubron