Le 10 avril, il y a précisément vingt-cinq ans, les Accords de BELFAST, dits du Vendredi-saint, étaient paraphés par les Premiers ministres britannique et irlandais, et mettaient fin pour l’essentiel à la guerre civile en Irlande du Nord. C’est cette commémoration qu’on imagine que vous allez évoquer cette semaine ?
Oui. Mais d’abord, je voudrais vous annoncer la mort, de cause naturelle, de M. Freddie SCAPPATICCI, enterré il y a quelques jours dans la plus grande discrétion.
Le nom et les exploits de ce septuagénaire ne vous sont sans doute pas connus. C’est normal, car il est rare que les chefs terroristes et agents doubles se vantent publiquement de leurs faits d’armes sanglants ou de leur traîtrise rémunérée.
Vous pouvez être plus précis ?
Notre homme était un militant de l’IRA, la composante armée de la lutte contre l’administration britannique en Irlande du Nord. Réputé pour son sens de l’organisation comme pour sa brutalité, cet ancien ouvrier maçon avait été rapidement promu jusqu’à diriger le service de sécurité interne. A ce poste, il menait les interrogatoires de tous ceux soupçonnés d’informer l’armée ou la police ; la torture était sa règle et le doute ne préservait pas de la mort. Il serait le responsable direct d’une bonne cinquantaine d’assassinats.
Mais, sous le nom de code de Stakeknife, pendant plus de vingt ans, il était aussi l’indicateur Numéro Un des services de renseignement britanniques, qui lui payaient un salaire de ministre, dûment versé sur un compte chiffré à Gibraltar – ce qu’il a toujours nié, lorsqu’il a été mis en cause publiquement en 2003, avant de disparaître sans laisser de traces, jusqu’à l’annonce ces jours-ci de son décès.
Mais pourquoi, ressortir aujourd’hui cette vieille histoire ?
Simplement parce que la carrière de Stakeknife (appelons-le par ce pseudonyme, trouvé par un agent du MI 5, visiblement amateur de calembours douteux) parce que Stakeknife résume à lui seul la tragique complexité de l’Irlande du Nord, dont on aurait tort de penser qu’elle aurait été effacée à jamais il y a un quart de siècle.
Évidemment, l’armée britannique, omniprésente et en force, ne patrouille plus dans les rues de LONDONDERRY ; aucun mirador ne se dresse plus à la frontière interirlandaise, où les véhicules ne sont plus systématiquement fouillés – mais le feu couve toujours sous la cendre, et, périodiquement, des manifestations dégénèrent, les armes ressortent et il y a parfois des morts.
Bien sûr, cela n’a plus rien à voir avec le BELFAST que j’ai connu autrefois, alors jeune reporteur de FRANCE-INTER, accroupi avec son magnétophone derrière un muret faiblement protecteur, pendant que le bruit et la fureur, les tirs à balle réelle, les explosions et l’âcre fumée de voitures, culbutées et incendiées faisaient rage autour de moi.
Mais les Accords du Vendredi-saint demeurent une étape décisive, toutefois incomplète, de la construction, entamée il y a plus d’un siècle, d’un État irlandais démocratique, réunifié, et pacifié.
Mais qu’est-ce qui freine encore cette évolution ?
Surtout l’incapacité de quelques-uns à ne pas comprendre que, dans la vitrine irlandaise, les étiquettes sont restées les mêmes, mais que les contenus ont changé.
Ainsi, la classe politique britannique, tous partis confondus, n’accorde plus vraiment d’importance à son ex-colonie, et ne s’oppose en rien à son incorporation dans une future République d’Irlande réunifiée. C’est le sens explicite des Accords du Vendredi-saint.
Prospère membre de l’Union européenne, l’Irlande du Sud n’est plus la base arrière du terrorisme rattachiste dans le nord.
Et les insurgés catholiques d’antan se sont reconvertis dans l’action politique et parlementaire.
Enfin, l’économie de l’Irlande du Nord n’est plus celle des friches industrielles d’il y a trente ans ; les ministres britanniques vantent l’accord récent avec l’Union européenne sur le commerce, en soulignant que l’Irlande du Nord jouit du privilège unique d’être intégrée à la fois au marché britannique et à celui de l’UE (en omettant cependant de rappeler qu’avant le Brexit, c’était le cas de tout le Royaume-Uni).
Je repose ma question : qu’est-ce qui coince encore, alors ?
Ce sont les partis politiques qui s’appuient sur l’électorat, principalement protestant, urbain, traditionaliste et peu formé, inquiet à l’idée de devenir citoyen d’une république perçue comme agressivement catholique, alors qu’elle est pourtant aujourd’hui largement laïque.
Cet état d’esprit figé ne pèserait pas grand’chose, si les Accords du Vendredi-saint n’organisaient pas les structures politiques de l’Irlande du Nord autour d’un partage obligatoire du pouvoir exécutif entre partis protestants et partis catholiques ; or, le refus persistant des partis protestants, devenus minoritaires, de siéger à l’assemblée régionale bloque le processus en l’état, et oblige LONDRES à gérer directement la province.
Alors, l’impasse politique pourrait encore durer ; mais combien de temps fera-t-on encore croire aux électeurs protestants qu’ils seraient persécutés en cas de réunification de l’île ? Et combien de temps encore ces électeurs se satisferont-ils d’être spectateurs, plutôt qu’acteurs, de leur destinée ?
Entretien réalisé par Laurence Aubron.