Depuis un an, vous nous avez régulièrement parlé ici de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Biélorussie, et des autres pays européens de la ligne de front ; mais aujourd’hui, vous y rajoutez la Géorgie…
Nous avons eu l’occasion d’évoquer ici les très importantes manifestations pro-européennes dans les rues de TBILISSI, manifestations qui nous amènent effectivement à élargir à la Géorgie le champ géographique et politique du regard que nous portons sur la Guerre d’Ukraine.
Ici aussi, il s’agit d’une ancienne république soviétique, indépendante et souveraine depuis 1991. Ici aussi, la Russie a envahi et annexé deux régions du pays, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Ici aussi, la Russie ouvre ou ferme à sa guise le robinet du gaz dont la Géorgie est dépendante.
Ici aussi, le Kremlin use, comme à l’accoutumée, de la corruption et de la menace pour s’immiscer dans la vie politique géorgienne, la perturber et l’influencer.
Donc, si on vous suit, la Géorgie aura été en quelque sorte le précurseur de l’Ukraine et de la Moldavie ?
Oui et non. En Géorgie, l’habituelle justification de toute intervention militaire russe, c’est-à-dire la protection de citoyens russophones qu’on voudrait contraindre à parler une autre langue, cette justification ne tient pas. Ni les Abkhazes, ni les Ossètes ne s’expriment en russe – mieux : bien avant la chute de l’Union soviétique, les Géorgiens s’étaient soulevés en masse pour refuser la russification que MOSCOU entendait leur imposer, et, contre toute attente, le Comité central du Parti communiste de l’URSS avait reculé, ce qui, à l’époque, constituait un véritable exploit.
Alors, comment appréhender les rapports actuels de la Géorgie avec le plus puissant de ses quatre voisins ?
C’est une situation complexe et qui ne cesse d’aller et de refluer. Tout Géorgien sait que sa très ancienne nation constituait un grand et prospère royaume, à l’époque ou MOSCOU n’était encore qu’une bourgade construite en bois sur une étendue de boue et que SAINT-PÉTERSBOURG n’existait pas encore. La dynastie des Princes BAGRATION comptait parmi les plus respectées du monde connu.
Mais tout cela n’évita pas à la Géorgie la vassalisation vis-à-vis des Tsars-de-toutes-les-Russies, ni, après une courte indépendance en 1917, l’incorporation dans l’URSS en tant que république soviétique. A la manœuvre se trouvait l’enfant du pays, Joseph STALINE ; on notera que l’Abkhazie et l’Ossétie disposaient déjà du statut d’autonomie interne au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie.
Il devait s’en suivre près de huit décennies, pendant lesquelles le glacis soviétique allait figer en l’état toute évolution de fond ; et, pendant ce temps, nous, en Europe de l’Ouest, nous avons complètement oublié jusqu’à l’existence de la Géorgie du Caucase. Homonyme, la Géorgie, État des États-Unis d’Amérique, nous était bien plus familière, notamment grâce au succès de la chanson de Ray CHARLES des années 1960 : Georgia On My Mind. Mais passons.
Mais l’indépendance retrouvée en 1991 allait faire remonter à la surface les tensions anciennes…
En effet. Par rapport aux Géorgiens, la particularité des Abkhazes et des Ossètes n’est ni religieuse, ni à proprement parler politique : elle est ethnique et culturelle. La crainte des deux entités territoriales, c’était de voir la Géorgie nouvellement indépendante abolir leur statut d’autonomie.
L’implication de MOSCOU fut inévitable : appelée au secours par les Abkhazes, l’armée russe fit reculer les bien modestes forces du nouvel État ; de surcroît, les premiers dirigeants de celui-ci étaient quasi-tous d’anciens apparatchiki soviétiques, à commencer par le Président de la République, précédemment Ministre des Affaires étrangères de l’URSS, Eduard TCHÉVARNADZÉ. Pendant deux ans, en proie à une totale confusion, le pays connaît un coup d’État, suivi d’une guerre civile généralisée, à laquelle l’armée russe devait prendre toute sa part.
Mais aujourd’hui, le calme paraît revenu, non ?
Un calme en surface, et sans doute guère plus. L’aspect tragique de ces vingt dernières années, c’est le nombre de réformes démocratiques lancées de bonne foi, notamment par l’ancien Président Mikheïl SAAKACHVILI, qui finissent enlisées ou révoquées, et leurs promoteurs souvent embastillés par leurs successeurs.
On ne peut éviter de constater qu’aujourd’hui, un peu comme en Turquie voisine, la démocratie et l’État de droit sont résolument en marche arrière. Contrairement à la Russie elle-même, en Géorgie, les oligarques sont également dirigeants politiques.
Prudent, le gouvernement actuel a condamné l’invasion russe de l’Ukraine, mais maintient des rapports, qualifiés de corrects, avec le Kremlin, dont les médias s’abstiennent de critiquer TBILISSI. Parallèlement, la Géorgie multiplie les signes de bonne volonté vis-à-vis de l’Union européenne, sans doute utile si la Russie se retrouve défaite en Ukraine.
Loin des chancelleries, de leurs calculs, et de leur Realpolitik, les quatre millions de citoyens géorgiens sont majoritaires à réclamer l’adhésion de leur pays à l’UE, synonyme pour eux de prospérité et de sécurité.
On voudrait pouvoir répondre positivement à cet appel ; mais ici à BRUXELLES, on se demande combien de temps il serait sage d’encore laisser refroidir le chaudron géorgien avant de s’en saisir à pleine main.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.