Chaque semaine, L'Europe vue de Bruges propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Cette semaine, Robin Antoine.
La Commission européenne estimait en 2017 que les sociétés de l’économie numérique avaient un taux d’imposition effectif de 8,5%, soit deux fois moins que les sociétés dites traditionnelles. Comment cela est-ce possible ?
Cette situation résulte du modèle d’affaire associé aux sociétés de l’économie numérique. Il est essentiellement constitué d’activités dématérialisées et une grande partie des revenus découle des droits de propriété intellectuelle, tels que les marques, très mobiles géographiquement. Ces caractéristiques permettent aux sociétés du secteur numérique de facilement manipuler la localisation des bénéfices. Or, pour créer un lien imposable entre un État et une société, il faut nécessairement un lien physique, ce que ces entreprises tentent d’éviter par tout moyen. Bref, on se retrouve dans une situation où le lien entre le lieu de la création de valeur et le lieu d’imposition est brisé.
Prenons juste l’exemple de Netflix qui n’a payé qu’un peu plus de 700 000 euros d’impôt en France en 2021 malgré la présence 8,6 millions d’abonnés. Netflix a simplement localisé ses fonctions de contractualisation aux Pays-Bas où la fiscalité est plus avantageuse. C’est-à-dire qu’un français signait un contrat avec la filiale néerlandaise lorsqu’il souscrivait un abonnement Netflix. Et comme il n’y a pas de lien physique avec la France, les revenus tirés des abonnés français étaient imposés aux Pays-Bas. Ceci est un exemple parmi une multitude de pratiques fiscales.
On voit bien que c’est un problème transnational, qui dépasse les États : comment l’Union européenne peut-elle faire face à ce phénomène ?
La Commission européenne a soumis deux propositions en 2016. La première est une réforme de long terme puisqu’elle vise à ajouter, en plus du lien physique, un nouveau lien virtuel qui serait rempli dès lors que certains critères, tenant aux revenus, au nombre d’utilisateur et au nombre de contrats conclus, sont remplis.
La seconde aurait introduit une taxe sur les services numériques qui aurait imposé le chiffre d’affaires des sociétés de ce secteur, typiquement des GAFAM, dès lorsqu’il dépassait un certain seuil. C’était la solution de court terme. Elle fut de nouveau au centre des débats en 2020 pour financer le plan de relance NextGenerationEU. Mais les deux propositions n’ont pas abouti à cause de la peur des représailles commerciales américaines et des désaccords entre les États membres, comme l’Irlande, le Luxembourg et la Suède qui accueillent des GAFAM.
Les États qui ont soutenu l’adoption d’une telle taxe, comme la France, sont-ils restés sans rien faire ?
Non, 9 États membres de l’Union ont mis en place des taxes nationales s’inspirant du projet européen mais en adaptant les seuils. D’autres États membres ont simplement annoncé leur intention d’en élaborer une, sans aller plus loin.
Cette action unilatérale conserve toutefois beaucoup d’inconvénients : certaines sociétés initialement ciblées par la mesure sont hors du champ d’application, d’autres entreprises sont des victimes collatérales, les États sont visés par des représailles commerciales américaines, la taxe est répercutée sur les consommateurs… Bref, les taxes nationales sont des casse-têtes qui doivent être maniés avec précautions.
Finalement, peut-on dire qu’imposer convenablement l’économie numérique relève de la mission impossible ?
Cette taxation est souhaitable mais extrêmement difficile à mettre en place. Au niveau international, on a enfin abouti à une solution qui repose sur deux dispositifs. Une mesure qui vise à garantir un niveau d’imposition effectif à 15% pour les grandes multinationales et qui éliminerait les incitations d’optimisation fiscale pour les GAFAM et un autre dispositif qui vise à allouer une part des bénéfices des sociétés du numérique aux juridictions de marché. Mais nous sommes toujours en attente de la réalisation concrète de ces réformes.
Par ailleurs, l’accord international stipule que toutes les taxes sur les services numériques devront être démantelées, mettant fin à tout espoir d’en élaborer une européenne. Or cela met en péril le financement du plan NextGeneration EU puisqu’une partie de ses ressources reposait sur cette taxe. De nombreuses propositions alternatives ont été envisagées, telles qu’une part des bénéfices des sociétés, mais cela n’a pas suscité un fort engouement et l’issue reste incertaine.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.