Chaque semaine, la série de podcasts "L'Europe vue de Bruges" propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Les intervenant·es sont des étudiant·es de la promotion Victoria Amelina, des Assistant·es académiques et, plus ponctuellement, des professeur·es.
Maël est assistant académique au Collège d’Europe, au sein du département d’études politiques et de gouvernance européenne. Après une première expérience en tant que collaborateur au Parlement européen sur les questions de libertés fondamentales, il a travaillé pour l’ONG de défense des droits des enfants Eurochild. Aujourd’hui, il s’intéresse au débat sur “la majorité numérique”, c’est-à-dire sur l’imposition d’un âge minimum de 15 ou 16 ans pour accéder aux réseaux sociaux.
Comment expliquer que le débat sur l’interdiction de l’utilisation des réseaux sociaux aux utilisateurs les plus jeunes soit devenu un enjeu majeur, à la fois au niveau national et européen ?
En effet, depuis quelques mois, cette question fait son chemin, jusqu’à l’annonce par le président français Emmanuel Macron d’une coalition sur le sujet rassemblant l’Espagne, la Grèce, le Danemark, Chypre et la Slovénie lors du dernier Conseil européen. Les raisons de cette mise à l’agenda sont nombreuses, mais on peut notamment citer le choc de plusieurs décès tragiques d’enfants qui ont été liés, à raison ou non, à leur utilisation des réseaux sociaux, ou encore à l’impact de séries comme “Adolescence”, qui mettent à jour une réalité crue, mais aujourd’hui inévitable : nous avons perdu prise sur la manière dont les réseaux sociaux nourrissent en continu leurs utilisateurs, y compris les plus jeunes, de contenus dangereux, problématiques et souvent tout à fait illégaux.
C’est donc à la suite de cette émotion et de ce constat que fleurissent les propositions d’interdire l’accès aux réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15 ou 16 ans. Cela semble plutôt logique, non ?
En réalité, l’approche par l’interdiction relève plutôt d’une logique de l’abandon, et plus particulièrement de l’abandon face aux entreprises qui possèdent ces réseaux sociaux. Aujourd’hui, il est important de comprendre que ces entreprises ont les moyens techniques et l’obligation légale de protéger leurs utilisateurs mineurs. Le fait de s’en abstenir est un choix volontaire de ces plateformes. Par exemple récemment, Meta a lancé une campagne publicitaire de grande ampleur pour promouvoir le contrôle parental et les “comptes adolescents”. Cet argument du contrôle parental, utilisé régulièrement par les plateformes, est simple : c’est avant tout le travail des parents de s’assurer que leurs enfants soient en sécurité en ligne, pas celui des réseaux sociaux.
On entend souvent cet argument du contrôle parental. N’est-ce pas là aussi une des clés de l’approche éducative de l’utilisation des réseaux sociaux ?
Le contrôle parental, en dehors du fait qu’il exclut tous les enfants qui ne vivent pas dans un modèle familial traditionnel, est aussi un mécanisme de dé-responsabilisation énorme pour les plateformes. Les parents ne peuvent pas avoir le temps, ni la capacité de surveiller l’utilisation que chacun de leur enfant fait de chaque réseau social. Ce n’est peut-être d’ailleurs pas souhaitable, les enfants ayant le droit aussi à leur vie privée. Bien sûr, cela n’exclue pas une approche éducative des réseaux sociaux, et les parents ont évidemment un rôle à y jouer.
Mais alors cette question de l’âge, qui est devenue centrale dans le débat, n’est-elle tout de même pas un critère pertinent de législation ?
Le problème de l’âge, c’est qu’il focalise la discussion sur des considérations finalement presque philosophiques. Est-ce qu’on est plus mature, plus apte à faire face à des contenus dangereux à 13, 15 ou 16 ans. Premièrement, cela dépend de la situation individuelle de chaque enfant, et deuxièmement cela laisse de côté l’enjeu central : il n’est pas acceptable qu’un enfant soit exposé à des contenus incitant ou glorifiant le suicide, les abus sexuels ou le terrorisme, peu importe son âge. Or, c’est parfois cela la réalité quotidienne de ce que leur offrent les algorithmes des réseaux sociaux.
Un modèle souvent cité est celui de la loi adoptée par l’Australie, la première de ce genre dans le monde. Quelles leçons peut-on en tirer pour le débat européen ?
La loi adoptée en Australie, qui interdit l’accès d’enfants de moins de 16 ans aux réseaux sociaux, est fort intéressante, car elle présente deux enjeux majeurs. Le premier concerne le choix à faire dans les réseaux sociaux qui sont concernés par l’interdiction : faut-il par exemple interdire l’accès à YouTube pour les enfants ? Cette question soulève de vifs débats. Le deuxième enjeu est celui de la faisabilité, de la réalisation technique : comment garantir que ce contrôle de l’âge sera efficace, sans donner accès à trop de données personnelles, qui sont encore plus sensibles lorsqu’elles concernent des personnes mineures ? Il n’existe pas encore de solution miracle à ce problème, et l’exemple des VPNs en France lors de la fermeture temporaire des plateformes de vidéo pour adultes l’a montré.
Alors, qu’est-il possible de faire aujourd’hui ?
C’est pour répondre à une partie de ces enjeux que le Règlement européen sur les Services Numériques, souvent appelée DSA, est entrée en vigueur l’année dernière, et oblige les entreprises à assurer un niveau élevé de protection de vie privée, de sécurité et de sûreté pour les mineurs. La Commission a ouvert plusieurs enquêtes à ce sujet, mais il reste à voir si elles seront menées à leur terme, et si les amendes prononcées seront aussi lourdes que le cadre juridique le permet. La Commission a également publié des lignes directrices pour renforcer la protection des enfants en ligne, dans le cadre du DSA - mais celles-ci n’ont pas de valeur contraignante, et servent davantage de références de bonnes pratiques.
Dans ce débat, il est important de ne pas oublier qu’il s’agit d’abord et avant tout du respect des droits des enfants - qui sont considérés comme tel jusqu’à leurs 18 ans. Il est primordial de considérer les réseaux sociaux pour ce qu’ils sont pour eux : une source cruciale d’information, d’expression, de communication et d’éducation. Dans certains pays, même au sein de l’Union européenne, ils sont le seul moyen d’accéder à des contenus d’éducation sexuelle, à des informations sur l’avortement, ou sur le droit et la condition des personnes LGBTQ+. Les réseaux sociaux, au-delà de leurs dérives qu’il faut combattre avec fermeté, sont parfois une assurance-vie pour les enfants les plus vulnérables. C’est là l’importance de la mission de nos responsables politiques : s’assurer que les réseaux sociaux respectent à la loi, et que l’accès des enfants à ces plateformes se fasse de manière sécurisée, adaptée à leur âge et à leurs besoins.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.
