À voir et à goûter

Jean Lurçat et Cécile Le Talec, tisser le son

Jean Lurçat et Cécile Le Talec, tisser le son

Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !


C’est à Angers, au Musée Jean-Lurçat et de la Tapisserie contemporaine où vous nous emmenez cette fois. Racontez-nous.

J’aime beaucoup sur une route de retour ou d’aller d’un point A à un point B, faire une pause pour découvrir ou (re)découvrir des lieux d’art et de culture, laïques ou religieux. Ce fut le cas cette fois à Angers, arrêt au Musée Jean-Lurçat. Et ça marche à chaque fois : l’ébahissement puis la joie indicible devant le chef-d’œuvre de Jean Lurçat : « Le Chant du monde ». Une tenture composée de dix tapisseries aux dimensions oscillant entre 4.40 m de haut jusqu’à plus de 10 mètres pour la plus longue. Installé dans l’ancien hôpital Saint-Jean datant de la fin du XIIe siècle en remarquable état, « le Chant du monde » occupe toute la nef gothique composant avec elle un ensemble époustouflant.

Jean-Lurçat peintre cartonnier, c’est-à-dire des modèles de tapisserie à grandeur d’exécution, l’a entrepris à l’âge de 65 ans en 1957, à Aubusson, réputée depuis le 16e siècle pour la qualité du travail de ses liciers. Il faudra dix ans pour que l’ensemble de la tenture soit tissé en laine et coton par trois ateliers. Leur créateur, décédé en 1966, ne verra pas la dixième tenture, la plus mystérieuse : « Ornamentos sagrados », imaginée après la visite d’un ancien couvent au Mexique.

Jean Lurçat invente un langage original et simplifié aux couleurs vives mais restreintes, symbolique et non plus réaliste dans la lignée du surréalisme. La tapisserie n’est plus seulement décorative, elle transmet un message. Elle est « lourde (dans sa matérialité) et lourde de signification » en dit l’artiste.

Qu’est-ce qu’elle raconte donc cette tenture de 500 mètres carrés ?

Jean Lurçat en parle comme de « la table de matières d’une existence » avec « du fiel et du miel ». Elle fait écho à la Tapisserie de l’Apocalypse, célèbre tenture médiévale conservée au Château d’Angers, découverte par l’artiste en 1938. Il en conçoit son pendant moderne, lui qui, à l’âge de vingt ans s’est retrouvé dans les tranchées de Verdun et a connu aussi la Seconde Guerre mondiale et son lot d’horreurs.

Pour le fiel, le récit commence avec « La grande menace », celle de la bombe atomique, qui a sévi déjà deux fois à Hiroshima et Nagasaki au Japon. Le monde vit sur un volcan et l’homme tient le gouvernail d’une embarcation qui rappelle l’arche de Noë, mais bêtes et plantes sont dégradées par les crachats et les éjaculations de l’aurochs qui sont les symboles des retombées atomiques.

Quatre tapisseries évoquent « L’homme d’Hiroshima » au corps et à l’esprit détruits par la bombe, « le Grand charnier » post-apocalyptique, la préférée de Jean Lurçat pour les contre-points et les ruptures de direction de cette immense danse macabre, avant « la Fin de Tout », le grand vide sublimement représenté par une neige vaporeuse, empoisonnée sur fond noir, et une dernière plante brisée aux pétales rouges. Il aurait aimé une tapisserie de 100 mètres de long pour faire paniquer les gens !

Une menace prégnante qui fait complètement écho à ce qu’on vit aujourd’hui, mais vous avez parlé de miel aussi.

Jean Lurçat commente : « Le premier titre de ce « Chant du monde » c’était « La joie de vivre ». Je n’ai pas tardé à me convaincre que la vie, pour qui tente de vivre droit, c’est chose sucrée et salée, douce et amère, convulsive et sereine. »

Après l’horreur, il a voulu peindre l’homme en accord avec le monde, l’homme et nos raisons de vivre. Colombe de la paix et chouette de la sagesse l’accompagnent dans sa destinée. Les titres des six autres tapisseries sont : « L’Homme en gloire dans la paix », « L’eau et le feu », « Champagne », « La Conquête de l’espace », « La poésie » et enfin « Ornamentos sagrados ».

Donc un message d’espoir et de paix après la prise de conscience de la grande menace, plus que jamais d’actualité en 2023 !

Vous souhaitez nous parler aussi de l’exposition de Cécile le Talec dans ce musée Jean-Lurçat et de la Tapisserie contemporaine.

Si Jean Lurçat tisse le Chant du monde et nous immerge dans sa vision de l’être dans l’univers, l’artiste contemporaine Cécile Le Talec nous plonge dans des espaces sonores, soit en marchant sur un plancher, soit en nous allongeant sur un tapis tissé, soit en rapprochant notre oreille au plus près de minuscules enceintes, accrochées sur des tiges dessinant des partitions graphiques, soit en pénétrant dans une architecture tissée enveloppante, intitulée « Panoramique polyphonique ».

L’ensemble est harmonieux et apaisant. Ce sont chuchotements, murmures, chants d’oiseaux, sons d’instruments, langues sifflées. Chaque installation invite à un déplacement, intime, dans le silence, pour mieux saisir ces mondes sonores.

Dans le catalogue, on trouve un magnifique texte de Pierre Giquel, écrivain et poète, hélas décédé trop tôt : « Comme je chéris cette onde que l’on dit acoustique et qui rayonne bien au-delà du parcours qui la fonde. Et la formule. La confidence est murmurée dans le déplacement du vent couvert par les oiseaux qui fendent l’air et brisent, dans un souffle, l’espace. Le paysage, anéanti, se recompose au rythme des désinvoltures. Ce que devrait être l’art, toujours ? Ou la poésie. »

À voir à Angers le Musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine ainsi que l’exposition de Cécile Le Talec, jusqu’au 7 janvier 2024.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.