Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous revenez du festival Univerciné italien à Nantes dont vous avez retenu une figure majeure, celle de Emma Dante, réalisatrice, autrice et metteuse en scène sicilienne, racontez-nous.
D’abord, j’ai eu la chance de voir en 2016, la pièce de théâtre « Le sorelle Macaluso », jouée au Grand T à Nantes qui m’a laissé un souvenir flamboyant de vie et de mort dans un sicilien, chanté sur tous les tons, du chuchotement aux cris de rage et de douleur ou de plaisir. La vie de sept sœurs frappées par une tragédie et rejouant leurs souvenirs, bons et mauvais, sur une scène nue plongée dans l’obscurité, et pourtant éclairée de leur vitalité débordante. Un marquage au sol délimitait la frontière entre ici et là-bas, entre maintenant et jamais plus, entre ce qui est et ce qui fut, une ligne sur laquelle se battre encore à la manière des marionnettes siciliennes avec des épées et des boucliers à la main. Comment vit-on avec nos morts ? Où vont-ils ?
Puis en décembre 2023, la pièce Misericordia, jouée sur la scène du lieu unique, qui a bouleversé le public. Toujours sur une scène obscure et vide de décor, ce sont trois femmes, trois prostituées survivant dans une grande précarité et un enfant à problèmes, parce qu’il est né cabossé sous les coups du souteneur. C’est un récit d’apprentissage, celui d’être les mères de cet enfant pour les trois femmes et de l’emmener jusqu’à une certaine émancipation. La prestation de Simone Zambelli, prêtant son corps de danseur à Arturo, brisé, cassé mais d’une incroyable énergie fut extraordinaire.
Je croyais que vous nous parliez de cinéma ?
Oui, Simone Zambelli, le danseur, est également l’interprète d’Arturo dans le film homonyme.
Car ces deux pièces écrites en 2014 et en 2020 par Emma Dante ont donné naissance à deux films homonymes réalisés par la même Emma Dante. Le scénario a été écrit par Elena Stancanelli, écrivaine. Le film « Le sorelle Macaluso », est sorti en 2020, pas la meilleure année, celle de la pandémie, pour rencontrer son public et le film « Misericordia » en 2023.
Les films sont donc nés après le théâtre. Emma Dante est une femme puissamment créative, son théâtre et son cinéma ne déméritent pas l’un de l’autre. Si le théâtre plus artisanal lui permet une improvisation toujours possible avec ses interprètes, le cinéma est un exercice plus contraint, puisque la recherche de financement exige un objet quasi fini.
J’ai vu son premier film, intitulé « Palerme » sorti en 2012, une comédie à l’italienne où deux femmes s’affrontent, enfermées dans leurs voitures, nez-à-nez, bouchant le passage dans un duel inénarrable et Emma Dante en est l’une des actrices, formidable !
Parlez-nous du film « Le sorelle Macaluso ».
Au cinéma, « Le sorelle Macaluso », c’est l’histoire de 5 sœurs, sans parents, habitant un appartement au dernier étage d’un immeuble de Palerme, surmonté d’un pigeonnier. Des éclats de rire et la joie des bains de mer où l’on pressent le malheur jusqu’à l’évacuation de la dépouille de la dernière habitante de l’appartement déserté, ce sont cinq vies, cinq personnages, cinq individualités formant famille. Il y a la lumière crue de la Sicile et l’obscurité de l’appartement vieillissant abrité derrière les persiennes. Et il y a les pigeons qui leur permettent de gagner quelques sous. Certains sont bleus ou roses. Et ils se promènent quelquefois dans l’appartement, témoins silencieux des tragédies et des histoires qui s’y jouent. La mort surtout de la petite dernière Antonella, dont le fantôme accompagne ses sœurs tout au long de leur vie. Miracle du cinéma, ce sont douze actrices qui jouent les quatre sœurs à des âges différents, ajoutant au trouble identitaire. Sommes-nous les mêmes personnes de l’adolescence à l’âge adulte jusqu’à la fin de vie ?
Au bout du compte, ces cinq femmes, depuis la petite Antonella, enfant à jamais, à la coquette, à la danseuse, à la lectrice, à la mère de famille, … semblent esquisser les contours d’une même personne. Mais ce qui importe surtout pour Emma Dante c’est que cette personne ne perde pas de vue l’enfant qu’elle a été, pilier fondateur de sa vérité. Pour elle, l’animal, l’enfant et l’idiot, sont les trois figures fondamentales de son répertoire et disent la vérité, l’innocence et la pureté.
L’introduction d’éléments magiques comme la couleur des pigeons, ou la présence de la petite Antonella pourtant décédée ou encore la danse effrénée d’Arturo et les traversées de fils de couleurs tendus entre les murs d’une ruine résonnent comme une invitation à laisser l’art entrer dans sa vie pour mieux la vivre.
Enfin qui est donc Emma Dante, dramaturge et réalisatrice ?
Emma Dante est née en 1967 à Palerme dans une famille traditionnelle qui ne fréquentait ni l’église, ni le théâtre. Elle a pris des cours d’art dramatique à Rome pour devenir actrice et comédienne. La perte de son frère de 24 ans et de sa mère de 59 ans changent profondément sa vie. Elle veut comprendre la douleur de ces pertes et les partager à travers l’écriture du théâtre. Elle fonde en 1999 la Compagnia Sud Costa Occidentale. Grande figure du théâtre italien, elle a créé plus d’une vingtaine de pièces et met en scène aussi l’opéra. Le théâtre lui permet de réfléchir au mal être de la société. Emma Dante écrit des histoires réelles et vivantes, concernant les tabous, l’homosexualité, la violence faite aux femmes, la pauvreté et la mort, question primordiale dont on n’aura jamais aucune réponse.
Donc foncez quand vous entendez ce nom Emma Dante, au cinéma comme au théâtre.