À voir et à goûter

L’orage, ça fait peur et ça peut faire du bien

L’orage, ça fait peur et ça peut faire du bien

Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !

« Avant l’orage », c’est le titre de l’exposition que vous avez visitée à la Bourse de Commerce-Fondation Pinault à Paris, mais avant les œuvres, c’est d’abord le lieu qui vous a marquée.

De fait, au-delà des gestes architecturaux que s’autorisent les grandes fondations comme Vuitton et sa caravelle cinglant toutes voiles dehors dans le Bois de Boulogne ou l’édifice en titane tout en plis et en replis flamboyants sous le ciel de Bilbao du musée Guggenheim, François Pinault a, quant à lui, fait le choix, comme à Venise pour le Palazzo Grassi et la Punta della dogana, de restaurer un bâtiment existant. Toujours fidèle à l’architecte japonais Tadao Ando, le collectionneur français a entrepris la conversion de cette bourse de commerce du 19e siècle, ex-halle au blé au 18e où elle prend sa forme circulaire, en un lieu d’ouverture à l’art contemporain dans toute sa diversité en 2021.

Et quelles sont les transformations apportées par Tadao Ando dans cet édifice ?

Justement quasi aucune, sinon à l’intérieur, la création d’un mur de béton brut rond, double de l’architecture du lieu, s’élevant vers la coupole vitrée métallique d’origine et son immense peinture marouflée restaurée de 1400 m2. Car ce maître zen, virtuose du béton, du vide et du silence, s’est souvenu du choc de la rencontre avec le Panthéon de Rome et l’émotion ressentie dans ce bâtiment circulaire s’ouvrant vers le ciel. Ce cercle de béton évoque pour lui le futur, comme un anneau de croissance annuelle pour un arbre. C’est donc un dialogue fort réussi entre un décor du 19e et une architecture contemporaine.

Qu’avez-vous donc vu dans cette exposition ?

D’abord, l’installation monumentale de l’artiste Danh Vo pour la Rotonde. Tropeaolum, c’est son nom et celui de la capucine tubéreuse qui s’essaie à envahir les immenses branches et troncs d’arbres comme foudroyés lors d’une tempête brutale. Ces débris de forêts s’accrochent, portés par des immenses attelles de bois découpé à la machine, créant un jeu de cubes et de construction. Des sculptures religieuses, des bacs de capucines et des photographies de fleurs dans des cadres en bois, comme des ex-votos, ajoutent une dimension réparatrice à l’ensemble. Mais la réparation est-elle encore possible ? Au-delà de l’impression physique forte de l’installation, celle-ci fonctionne aussi comme un palimpseste, c’est-à-dire un feuilletage d’éléments croisant l’histoire personnelle de l’artiste et la mémoire collective. Ainsi, Danh Vo, fils de boat people vietnamiens émigrés au Danemark quand il avait 4 ans, a rencontré Craig McNamara, fils de l’ancien secrétaire à la défense Robert McNamara, un des principaux promulgateurs de la guerre au Vietnam. Totalement opposé à son père, celui-ci le raconte dans son livre « Parce que nos pères ont menti : un mémoire de vérité et de famille, du Vietnam à aujourd’hui ». Craig Mc Namara a fourni le bois des cadres venant de la forêt écologique qu’il a plantée. Ce que j’apprécie aussi dans cette œuvre monumentale, c’est qu’il suffit de la démanteler pour qu’elle n’existe plus, elle porte sa propre finitude en soi.

Il s’agit donc d’une exposition sur le dérèglement climatique ?

Avant l’orage, c’est juste le moment avant que les fortes rafales de vent et l’averse drue vous tombent dessus quelquefois accompagnés de grêlons agressifs, donc on peut penser qu’on est juste au bord de la catastrophe. Mais il est vrai que les œuvres présentées par les artistes offrent peu d’espoir. Ou alors dans un monde où l’humain est évacué, donc après nous.

Quelles œuvres en particulier évoquent ce monde d’après ?

Une installation vidéo de l’artiste Hicham Berrada de plusieurs mètres de long nous donne à voir une espèce d’aquarium où un éco-système semble en perpétuelle évolution. C’est très beau, de magnifiques couleurs embrasent l’eau avec des bulles, des grains de poussière, des nuages mousseux, tout ça vibre et donne une symphonie chromatique hypnotique. Sauf que l’installation s’appelle « Présage » et les merveilleux récifs coralliens sont en fait des morceaux de métaux réagissant à l’ajout d’un activateur chimique. Et la scène se déroule en temps réel. Cet univers est complètement toxique pour l’humain et c’est celui qui nous attend si nous ne réagissons pas. Ça fait froid dans le dos !

Et quelle est l’œuvre qui vous a le plus touchée ?

C’est celle d’un grand peintre américain, né en 1928 et décédé en 2011, qu’il a peinte à l’âge de 72 ans. « Coronation of Sesostris », c’est le titre de cette série d’une dizaine de toiles de Cy Twombly. Le couronnement du pharaon Sesostris qui se confond avec le dieu Ra, le dieu soleil de l’Egypte antique. Le lever d’un gros soleil, ou est-ce un œil ?, hérissé de traits rouges sur un fond blanchâtre portant des traces d’écriture s’élevant puis des barques avec force traits noirs, pâtes de couleurs écrasées, coulures, puis une apothéose de taches comme des fleurs jetées sur la toile, des écritures tremblantes. Les teintes bleuissent et grisaillent vers la fin. Est-ce le dernier voyage vers l’autre rive ? C’est fort émouvant, en tout cas.

Donc une exposition profondément mélancolique voire pessimiste ?

Ou réaliste. Selon l’expression actuelle, il ne faut pas se mentir ! Nous n’ignorons plus rien du dérèglement climatique et de ses effets déjà à l’œuvre. Mais les œuvres de la dizaine d’artistes invité·es sont suffisamment subtiles pour ne pas fermer les portes, elles questionnent avant tout. À chacun·e d’entre nous de les recevoir et d’y répondre. Et rappelez-vous, à chacun·e son karma, dans le sens où nos actions ont des conséquences et c’est encore plus vrai aujourd’hui.

Avant l’orage, jusqu’au 11 septembre, à le Bourse de Commerce–Fondation Pinault, Paris.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.