Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, il paraît que vous vous êtes fait doubler par l’actualité. Comment ça ?
Oui, j’avais noté, avant Noël, comme sujet possible pour mon deuxième édito de 2021, de parler des « nouveaux censeurs », le rôle plus qu’ambivalent que s’arrogent désormais les grands réseaux sociaux. J’étais très content de mon choix – et paf ! – Facebook et Twitter se mettent à bloquer les comptes de Donald Trump, et tout le monde en parle, partout ! Ah, celui-là, il m’aura énervé jusqu’au bout !
Pas de chance. Mais vous aurez d’autres occasions de revenir sur les réseaux sociaux.
Quel sujet comptez-vous donc aborder aujourd’hui à la place ?
Eh bien, une fois n’est pas coutume, je vais me permettre de vous contredire. Je vous ai écoutée attentivement à la table ronde du Forum d’Alliance Europa lundi 11 janvier, et je n’ai pu m’empêcher de me dire « Mais non, je ne suis pas d’accord ! »
Oh là là, ça promet ! Qu’est-ce que j’ai bien pu dire ?
Rien de bien méchant, rassurez-vous.
Non, j’ai juste envie de rebondir sur la fameuse phrase prononcée par Jacques Delors en janvier 1989, selon laquelle « on ne tombe pas amoureux d’un grand marché ». Cette phrase que vous avez citée pour évoquer votre vision du déficit d’adhésion émotionnelle des citoyens à la construction européenne, il l’avait utilisée pour défendre son agenda de politique de cohésion et de solidarité.
Ce n’est bien sûr pas une erreur de citer Jacques Delors, un homme d’Etat intègre qui a de très grands mérites pour l’intégration européennes. Même si avec le recul, son héritage à la tête de la Commission paraît peut-être un peu plus mitigé – mais ça, ce sera le sujet d’un édito à part entière à l’occasion.
Non, cette phrase, qui a l’air d’une évidence, que les Europhiles prononcent avec un soupir de frustration et que les Europhobes brandissent avec une grimace triomphante, elle est, à mon humble avis, à la fois terriblement datée et, aujourd’hui, contre-productive. En fait, elle induit en erreur.
D’abord, elle sous-entend qu’il serait souhaitable, voire indispensable, de « tomber amoureux » d’une entité politique, c’est-à-dire de l’investir non seulement d’une adhésion rationnelle, mais de sentiments, similaire à « l’amour pour la patrie » qu’a su transmettre aux masses le nationalisme du XIXème siècle.
Ensuite, en rappelant les émotions fortes liées au patriotisme, elle implique qu’il faut construire l’Europe comme on a construit les Etat-nations. C’est incohérent, illogique. La communauté européenne en gestation, on s’évertue de le souligner depuis des lustres, n’est ni un Etat, ni une nation, ni une fédération – non, c’est une collectivité politique d’un type nouveau. « Sui generis », si on a envie d’étaler sa culture devant ses étudiants (j’ai consacré un édito à ces deux mots en latin, il y a près de deux ans).
Faut-il « aimer » cette construction tâtonnante, exigeante, déroutante ?
Permettez-moi d’avoir de sérieux doutes. Il me semble que l’Europe serait mal avisée d’entrer en compétition émotionnelle avec les Etats-nations qui ont revêtu les sentiments d’appartenance d’une camisole. Le terrain où elle peut emporter l’adhésion est celui de l’intellect, des arguments, de la raison.
Vous l’avez dit vous-même lundi soir : cela passe par la reconnaissance d’une interdépendance aussi inévitable qu’incontestable sur notre petit continent. Face aux mouvements des grandes plaques tectoniques de la géopolitique, cette prise de conscience du besoin de former une entité forte pour défendre des principes qui nous sont chers devient de plus en plus inéluctable.
Aucun besoin de tomber amoureux du cadre institutionnel de l’Union européenne – remarquable équilibre, soit dit en passant (cf vidéo ci dessous) – pour prendre conscience que nous avons tout intérêt à poursuivre cette construction, que cela nous plaise ou non.
Vous savez, le citoyen qui opte pour l’intégration européenne à reculons, « malgré tout », « faute de mieux », « par nécessité », en haussant les épaules – je prends ! Et je lui dis « Bienvenue ! On a besoin de toi. Au moins, tu es à l’abri de la déception amoureuse. »
Ce que Albrecht conseille, euradio le médite... Because all we need is love