Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Cette semaine, Albrecht Sonntag se montre frappé par le retour au premier plan d’un concept qu’on croyait bien avoir relégué aux oubliettes de l’histoire, celui de « la guerre froide ».
Effectivement, il est difficile, ces derniers jours, d’éviter cette expression de « guerre froide » dans les médias. Elle avait déjà fait son comeback depuis que Donald Trump avait lancé les hostilités économiques et commerciales avec la Chine, mais aujourd’hui, elle retrouve tout son lustre d’antan dans la crise diplomatique, encore relativement circonscrite, mais lourde de prémonitions, qui vient d’éclater entre la Chine et l’Union européenne. « Le torchon brûle » ! – pour reprendre le titre d’un reportage de C dans l’air.
Il faut dire que cela faisait longtemps qu’on n’avait pas assisté à des rhétoriques aussi agressives sur le parquet diplomatique. On échange des noms d’oiseaux, on cible des personnes indésirables, on convoque les ambassadeurs pour les rappeler à l’ordre, vous ne trouvez pas que cela rappelle les années 70 et 80 ?
Si, si. Il y a bien un parfum de guerre froide dans le raidissement des postures et dans l’escalade verbale et symbolique entre la Chine et ce qu’il faut bien appeler l’Occident, vu que l’Union européenne s’est coordonnée avec les Etats-Unis, le Canada, et même avec son « ex », le Royaume-Uni.
J’ai d’ailleurs sur cette antenne, dans un édito de novembre 2019, utilisé cette même expression, tout en relativisant la portée de cette métaphore, pratique et tentante, mais qui finalement induit en erreur.
Certes, il est question de grandes puissances qui s'affrontent sur tous les plans – économique, stratégique, systémique, culturel – en usant d’un vocabulaire de plus en plus belliqueux, tout en évitant d'aller jusqu'à un conflit armé.
Je sens que vous avez une envie furieuse de poursuivre par « sauf que » …
Sauf que … la métaphore est trompeuse. Elle se réfère forcément à un seul précédent historique, pour lequel l’expression a été inventée – par George Orwell, soit dit en passant. Elle évoque donc cette période entre 1945 et 1989 marquée un antagonisme idéologique, une bipolarité profonde, et une surenchère hystérique qui ont tenu le monde en haleine pendant plus de quatre décennies. (Je sais de quoi je parle, j’ai bien gardé pendant quinze mois des missiles nucléaires américains dans la forêt bavaroise au début des années 80).
La métaphore est trompeuse car elle suggère qu’à l’instar de la première guerre froide, l’Occident est le plus fort. Economiquement – cela va de soi, après tout, il représente le plus gros du G7 ? – et moralement, vu qu’il défend des valeurs universelles, la démocratie, les droits de l’homme.
Eh bien, erreur sur toute la ligne. Contrairement à l’Union soviétique du temps de la guerre froide, la vraie, la Chine d’aujourd’hui met directement en cause la validité même des droits de l’homme, considérés et dénoncés comme un concept néo-colonialiste (je vous ai parlé récemment de l’analyse d’Alice Ekman). Et sur le plan de la puissance économique, non seulement elle dépassera les Etats-Unis avant 2030, mais elle a surtout su établir des relations d’interdépendance avec nombre de pays occidentaux. Pour le rappeler crument : le nombre d’emplois chez nous qui dépendait de l’Union soviétique était assez proche de zéro.
Cela soulève la question si c’est vraiment dans l’intérêt de l’Union européenne de se trouver dans une situation d’antagonisme bipolaire mondial, aux côtés des Etats-Unis et face à la Chine et la Russie ?
On sait que beaucoup de nos leaders politiques sont très conscients des risques multiples d’un tel affrontement. Ils aimeraient bien l’éviter, tout en voulant se réclamer de nos valeurs fondamentales. Mais je crains que chacun d’entre eux soit amené à un moment donné à faire son choix et à le rendre public. Arrangement avec un régime totalitaire par peur de répercussions économiques importantes ou résistance héroïque au détriment des entreprises et des emplois ?
Vous voyez, cette question géopolitique, qui peut paraître très abstraite, deviendra un sujet très concret sur lequel nous autres citoyens seront appelés à nous prononcer. Tiens, cela m’étonnerait que la Chine soit entièrement absente des campagnes électorales en Allemagne et en France dans les 15 mois qui viennent. Et les débats dans ces deux pays auront un impact fort sur l’attitude de l’Union européenne dans son ensemble.
Ce qui m’amène à ma dernière grande différence entre la guerre froide, version 1, du XXe siècle, et la configuration de bipolarité qui se dessine : à l’époque, l’Europe était une quantité négligeable, et l’Allemagne n’était même pas un acteur du film, mais servait juste de décor. C’était angoissant, mais c’était aussi confortable de ne pas avoir à se prononcer. Cette fois-ci, l’Europe est un poids-lourd, et l’Allemagne est son centre. C’est moins confortable, mais je crains que cela devienne tout aussi angoissant.
Interview réalisée par Laurence Aubron
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Image par Chickenonline de Pixabay