Comment allez-vous dans votre quotidien du confinement ?
Je fais, comme vous, partie de ceux qui peuvent basculer sur le télétravail. Dans mon école, tout se passe par vidéo et plateformes d’échange de documents. Tout le monde joue le jeu, cela a l’air de bien fonctionner. Comme votre antenne, d’ailleurs !
Cette semaine, j’ai eu deux séances de mon cours sur l’éthique des affaires, et nous avons mobilisé des concepts de la philosophie morale qui ne sont pas sans évoquer les dilemmes éthiques auxquels se trouvent confrontés nos gouvernants en ce moment de crise sanitaire. Dilemmes qui expliquent les injonctions parfois contradictoires données aux citoyens.
Comme quand on nous dit de rester chez nous, et qu'en même temps on implore les salariés de certains secteurs économiques d’aller travailler malgré les risques ?
Exactement. Vous et moi, nous sommes bien contents de tapoter sur notre clavier et parler dans un microphone, avec une « distanciation sociale » exemplaire, tout en utilisant, avec gratitude mais sans scrupules, les services de tous les employés des supermarchés auxquels le gouvernement demande de ne surtout pas se confiner. Comme il le fait pour d’autres secteurs industriels, le bâtiment et l’agro-alimentaire, la logistique et les transports, ou encore l’énergie.
Les gouvernants sont tiraillés entre l’obligation morale de minimiser le nombre de victimes parmi les populations dont ils ont la charge, et la peur que la vie économique s’arrête entièrement, avec toutes les conséquences sociales et humanitaires que cela pourrait entraîner (et contre lesquelles, soit dit en passant, le confinement actuel est un amusement anodin).
Gouverner, cela revient souvent à choisir le moindre mal. Et l’évaluation de ce qui est meilleur ou moins bien, dépend d’un choix d’ordre philosophique qui, lui, est fortement influé par la trajectoire culturelle d’une collectivité.
Quels sont donc les concepts philosophiques qui s’appliquent à notre situation actuelle ?
Il y a, d’un côté, l’utilitarisme. Cette doctrine de la philosophie morale exige de toujours considérer, avant chaque décision importante, les conséquences qu’elle aura sur la collectivité. Le principe est de maximiser le bien-être pour le plus grand nombre de personnes. C’est donc la raison et elle seule qui dicte le choix, même si ce choix est douloureux.
Une illustration cruelle qui est souvent utilisée est celle de la décision d’abattre un avion pris en otage par des terroristes et qui menace de tuer un nombre incalculable de personnes dans un attentat kamikaze. On accepte donc la mort d’une centaine d’individus innocents pour sauver un nombre plus important de victimes potentielles.
Dans la situation actuelle, l’utilitarisme pourrait suggérer que la profondeur inouïe de la crise économique en cas d’arrêt total de l’appareil productif et logistique serait telle qu’il est préférable d’accepter une augmentation du nombre de victimes du virus en renonçant au confinement général. Il vaut mieux, comme le disait le vice-gouverneur du Texas, Dan Patrick, lundi dernier sur Fox News, prendre des risques pour soi-même et les autres plutôt que de « sacrifier le pays. »
Ce serait donc la priorité à l’économie plutôt qu’à la santé ?
En quelque sorte, et en simplifiant, oui. C’est d’ailleurs une critique récurrente envers la pensée utilitariste à laquelle on reproche de favoriser, en cherchant le bien-être pour le plus grand nombre, quasi-systématiquement la dimension économique de la vie en société.
Globalement, cela ne rend pas justice à cette doctrine souvent liée aux philosophes des Lumières britanniques Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873), mais dans le cas actuel, cela résume bien la position de Donald Trump par exemple (même si je doute que le dictionnaire de la philosophie morale soit son livre de chevet).
En France, cela ne passerait pas. Idéalement, nos gouvernants souhaiteraient adopter une position plutôt « déontologique » ou « kantienne », nommée ainsi d’après le philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804). Contrairement aux utilitaristes, les Kantiens considèrent qu’il est immoral de commettre certains actes, même si c’est pour maximiser le bien de tous. Ils placent donc une valeur plus importante, non-négociable en fait, sur le droit et les obligations de l’individu.
Difficile de naviguer entre les impératifs éthiques et leurs conséquences potentielles !
Vous avez raison. Il est plus facile d’être un expert scientifique et de donner ses préconisations sur la base de son savoir accumulé, que d’être à la place du décideur politique, contraint de faire des arbitrages toujours compliqués, souvent bancals.
Dans la vie sociale et économique de tous les jours, les dilemmes éthiques sont nombreux. Pour ceux qui s’intéressent à ces questions, je recommande très fortement l’excellent blog « Ethique des Affaires » de mon collègue Alain Anquetil. Ce sont des billets qui nécessitent une lecture concentrée, mais ô combien enrichissante.