Troisième semaine de confinement, troisième édito de confinement pour Albrecht Sonntag, notre chroniqueur de l’ESSCA Ecole de Management. Bonjour !
Alors, vous qui faites partie des 8 millions de Français qui ont pu basculer vers le télétravail, comment le vivez-vous ?
Je le vis bien, tout en réalisant que je fais ainsi partie d’un groupe privilégié, qui est en position de maintenir un semblant de rythme de vie habituelle, du moins sur le plan professionnel. C’est déjà beaucoup, en cette période paradoxale, où le rapport au temps se voit insidieusement dérèglé. Une période à la fois de rupture radicale et de continuité têtue. On s’adapte aux contraintes soudainement imposées, tout en s’accrochant aux quelques habitudes qu’on arrive à préserver. Et on commence à réaliser que les anthropologues et ethnologues ont bien raison d’attacher autant d’importance aux rites et rituels les plus divers, mais qui ont tous en commun d’être récurrents.
En tout cas, le printemps 2020 leur fournit une belle preuve de la valeur des rituels, justement par leur absence. Les semaines se suivent et se ressemblent, et plus cela dure, plus on s’aperçoit à quel point les repères qui, en temps normal, rythment notre calendrier, commencent à manquer.
Cela commence évidemment dans la vie privée où tous les rituels, si essentiels à la vie sociale, tombent à plat. Les fêtes d’anniversaire sans invités, les mariages repoussés, les naissances sans grands-parents, oncles et tantes complètement gaga autour du nouveau-né, les funérailles anonymes, sans adieu collectif – cela va de l’anecdotique au dramatique, mais cela a surtout un effet déstabilisant qui se fera sentir de plus en plus avec les semaines qui s’égrènent.
Bien sûr, on compense en inventant des apéros virtuels ou des applaudissements collectifs du voisinage à 20 heures. Mais même si on s’en souviendra sûrement plus tard avec un sourire, cette compensation est maigre par rapport à la perte.
Il y a d’autres repères qui sautent les uns après les autres : les grands moments culturels que sont les festivals, les événements marquants du calendrier sportif…
Tout à fait. Pas de Printemps de Bourges, le Festival de Cannes s’accroche à un hypothétique report, le festival d’Avignon fait semblant de croire qu’il aura lieu en juillet comme prévu, et la liste s’allonge tous les jours.
Pas de Roland-Garros au mois de mai, pas de Wimbledon début juillet, les dominos sportifs tombent les uns après les autres. On aurait tort de sous-estimer le vide que laissent ces annulations dans notre quotidien. Moi-même, je n’ai quasiment regardé aucun match de Roland-Garros ces dernières années, mais le fait de savoir que cela se déroule comme prévu, d’apprendre en passant, à la télé ou à la radio, qu’il y a encore eu le lot habituel d’exploits et de surprises, sans parler des déceptions françaises inévitables, c’est très rassurant.
Et que dire du Tour de France ? Tout au long du vingtième siècle, il n’a été interrompu que par les deux guerres mondiales. Si les organisateurs hésitent tant à l’annuler, ce n’est pas seulement pour des questions économiques, mais bel et bien pour le caractère symbolique de cette épreuve bien au-delà du champ sportif.
Pour le football aussi, cela fait drôle. Son omniprésence médiatique est parfois agaçante, mais la possibilité qu’il qu’il n’y ait ni Ligue des Champions ni Coupe de France cette année, a effectivement quelque chose de déstabilisant.
Et n’oubliez pas que le Championnat d’Europe des nations, l’Euro 2020, a déjà été reporté d’un an ! Tout comme, depuis quelques jours, les Jeux Olympiques de Tokyo. Là, on parle d’événements majeurs qui, contrairement au calendrier annuel, sont des repères de la longue durée. Encore une fois, ce serait une erreur de minimiser leur rôle dans la structuration du temps.
En 1998, un ami ethnologue, Christian Bromberger, a publié un petit ouvrage très original intitulé Le football, la bagatelle la plus sérieuse du monde. Il l’a dédié à son épouse Sabine qui avait supporté, je cite « six Coupes du monde, déjà ». Quel joli clin d’œil à la manière dont nous saisissons le temps qui passe. La Coupe du monde de football et les J.O., c’est tous les quatre ans, c’est comme une loi de la nature. Ce sont les grandes bornes routières sur le trajet de nos vies. Ou des métronomes qui donnent le tact, si vous préférez.
Plus que cela même. Les événements sportifs, du simple Championnat de France aux Jeux Olympiques, avec leur histoire et leur palmarès qui continuent à s’écrire, dressent en même temps un pont entre le passé et l’avenir. Ils font partie de ces éléments de notre vie culturelle qui nous permettent de ne pas vivre uniquement dans le présent. Ils produisent quantité de souvenirs, tout en donnant la promesse de continuité pour l’avenir, d’un futur certain, fiable, et rassurant.
La suspension du sport comme preuve que nous vivons un moment en-dehors du temps !
Le sport, le foot, les J.O. – ce sont des choses secondaires qui prennent souvent trop de place. Mais le vide qu’elles laissent révèle bien le rôle important qu’elles jouent dans notre vie.