Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Aujourd’hui, vous remettez votre casquette de linguiste, en identifiant un « changement de narratif ». A quel sujet ?
J’aurais pu tout aussi bien parler d’« euphémismes », un choix de vocabulaire qui à la fois déguise et trahit un changement d’attitude profond qu’on ne souhaite pas avouer de manière explicite.
En fait, je fais référence à la manière dont on évoque désormais, au plus haut niveau, la migration de personnes cherchant l’asyle en Europe.
Sujet qui était à l’ordre du jour dans la dernière réunion du Conseil, la semaine dernière.
Effectivement, mais les médias ont surtout retenu que c’était le 107ème et dernier sommet d’Angela Merkel, avant de se focaliser sur la question du prix de l’énergie et de la division des Vingt-Sept sur la politique énergétique. Du coup, les points des conclusions du Conseil consacrés à la question migratoire n’ont pas suscité une attention démesurée. Pourtant, derrière le choix de mots – ceux qu’on utilise, et ceux qu’on évite – se cache une tendance lourde.
Quels sont les termes qui vous ont interpellés au point d’en faire le sujet de votre éditorial aujourd’hui ?
Permettez-moi de mentionner d’abord les termes qui m’ont interpellé par leur absence. Dans l’ensemble des dix paragraphes qui couvrent le sujet « Migrations », les mots « asyle », « refugié », ou « protection » ne figurent pas. Pour un texte qui évoque une situation dramatique sur le plan humain, cela me paraît pertinent à relever.
Passons aux mots clés qui sont effectivement utilisés :
Comme toujours, l’objectif premier de l’Union est, je cite, « le contrôle efficace de ses frontières extérieures ». En principe, rien de repréhensible à cela – quand on a des frontières, il faut aussi en préserver le contrôle.
Sauf que, juste an amont du Conseil, douze Etats-membres sont allés jusqu’à demander que l’Union leur co-finance l’érection de barrières physiques le long de leurs frontières. Avec le soutien de députés européens de premier plan.
Sauf que les dénonciations, souvent par des ONG, contre les « pushbacks » - ou « refoulement illégaux » de demandeurs d’asyle par des milices non-identifiables se sont multipliées ces dernières semaines.
Sauf que le Royaume-Uni vient d’annoncer qu’il repoussera désormais les bateaux de migrants en provenance des côtes françaises.
Tout cela concourt à l’impression qu’on entre dans une ère où la convention de Genève sur les réfugiés ou le droit maritime le plus élémentaire peuvent être, unilatéralement et arbitrairement, suspendus à tout moment.
Cette tendance est sans doute renforcée par l’instrumentalisation de demandeurs d’asile par le régime biélorusse, dans son conflit avec ses voisins.
Il est vrai que la « weaponization » des migrants, c’est-à-dire leur utilisation par un dictateur aux abois comme une arme contre d’autres Etats, est une pratique abjecte.
Mais il est révélateur que les conclusions du Conseil y fassent référence en parlant d’ « attaques hybrides ».
C’est pratique comme expression, « attaque hybride ». Cela évite de devoir dire qu’il s’agit d’êtres humains que nous nous sommes en principe engagés de traiter avec dignité pour examiner la recevabilité de leur demande.
Je ne vais pas faire du « bashing » bon marché de nos chefs de gouvernements. Ils sont confrontés à des situations inextricables et responsables devant leurs électeurs.
Tout n’est pas cynique, loin de là.
Mais tout n’est pas sincère non plus, il y a une bonne dose d’hypocrisie dans la manière dont certaines réalités sont simplement occultées par les formules choisis. Autant rester vigilant et interroger les mots sur leur sens.
Ce que je lis dans le discours politique ambiant, comme celui du Conseil européen, c’est que le narratif change. La perception du migrant en tant que menace est désormais consolidée dans les têtes. Pour l’instant, elle est encore pudiquement éludée derrière des expressions alambiquées, bientôt, elle n’aura plus besoin des euphémismes. La forteresse Europe est en train de se construire. On ne la nomme pas encore ainsi, mais on apporte toutes les briques, une à une.
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