Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers. Bonjour !
Premier édito de déconfinement ! Même si je présume que vous êtes toujours sagement en mode télétravail chez vous. Aujourd’hui, vous voulez nous parler d’un match de football, programmé le 13 mai 1990, il y a trente ans exactement, et qui n’a même pas eu lieu ! Dites-nous pourquoi.
Parce que c’est une date qui permet d’évoquer la guerre de dislocation de la Yougoslavie, cette tragédie qui s’est déroulée tout au long des années 1990, dépassant complètement l’Europe de l’Ouest, spectatrice impuissante et maladroite d’atrocités venues d’un autre temps.
De manière très simplificatrice, et un peu paresseuse, on date souvent le début de cette guerre sur le 13 mai 1990, quand des affrontements violents entre supporters rivaux et forces de l’ordre dans le stade Maksimir de Zagreb ont empêché la rencontre entre le Dinamo local et l’Etoile Rouge de Belgrade de se tenir.
Evidemment, c’est inexact. Le football ne déclenche pas les guerres. En revanche, il a joué un rôle des plus complexes dans la montée des haines réciproques en Yougoslavie, il s’est laissé instrumentaliser par un nationalisme archaïque et violent, et les tribunes restent encore aujourd’hui traversées par les échos rhétoriques de cette guerre.
Pourquoi parler aujourd’hui de la guerre en Yougoslavie ?
Je vais vous donner trois bonnes raisons.
La première, c’est l’excellent livre de Loïc Trégourès, professeur à Lille, qui nous raconte l’histoire du Football dans le chaos yougoslave. Sur la base de nombreuses enquêtes de terrain depuis une douzaine d’années, il décortique comment le football a été gangrené par la haine de l’autre durant les années 1980, comment les supporters se sont ensuite laissés transformer en soldats fanatiques, et comment depuis la fin de la guerre, un sport exsangue essaie de relever la tête.
Il le fait avec le regard de l’observateur extérieur, avec une empathie critique et une connaissance profonde des enjeux locaux. Il n’écrase pas pour autant le lecteur avec tout son savoir accumulé, mais il le guide à travers les champs de bataille d’un pays qui n’existe plus. Et il démontre comment on peut manipuler un discours public jusqu’à ce que la haine de l’autre, fondée sur le nationalisme, devienne « la seule option intellectuelle et politique légitime possible » [p. 22].
Impossible de fermer l’ouvrage de Loïc Trégourès avec un haussement d’épaule et avec un soupir du genre, « ah, les Balkans, ces gens-là ne sauront jamais vivre ensemble ». Le discours essentialiste n’y a pas sa place, juste le désir de mieux comprendre comment les choses ont pu se produire.
Vous aurez compris, je recommande ! C’est paru aux éditions Non Lieu, 180 pages passionnantes, au prix de 15 Euros.
C’est noté ! Surtout maintenant que les librairies sont ouvertes à nouveau !
Exact, qu’attendons-nous ?
Mais l’explosion de la Yougoslavie en petits morceaux, ce n’est pas qu’un objet historique. C’est un héritage douloureux et compliqué que l’Europe dans son ensemble doit assumer. Ce n’est pas parce que l’Union a bien intégré la Slovénie et la Croatie que cette région de notre continent n’a plus besoin de notre attention pour autant.
Au contraire ! Il est important de comprendre que les Balkans occidentaux – nom sous lequel l’Union européenne regroupe communément le Monténégro, la Serbie, la Macédoine du Nord, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo – ne sont pas une quantité négligeable qu’on a du mal à situer sur une carte, mais un enjeu géopolitique de première importance pour nous.
On aura sûrement l’occasion d’y revenir, maintenant que l’Union s’est engagée plus fermement pour une adhésion à terme de ces pays.
Effectivement, le sommet virtuel qui s’est tenu la semaine dernière sous l’égide de la présidence croate, a servi notamment à rassurer le camp pro-européen dans les pays concernés.
Enfin, je vous avais annoncé une troisième raison pour s’intéresser à l’ancienne Yougoslavie. C’est qu’elle est parmi nous ! Car de nombreux réfugiés de cette guerre, arrivés au début des années 90, sont restés. Un exemple particulièrement frappant : le fabuleux roman autobiographique de Saša Stanišić, sobrement intitulé Herkunft, donc : « Origine », qui a reçu le prix du livre allemand en automne 2019 et qui n’est malheureusement pas encore traduit en français. Arrivé à l’âge de 14 ans en Allemagne en tant que réfugié bosniaque en 1992, Saša Stanišić s’est fait une vie dans son pays d’accueil au point de devenir l’un des romanciers de langue allemande les plus en vue. Et là, deux décennies après la guerre, tout d’un coup, les cicatrices des années 1990 s’ouvrent à nouveau. Un livre passionnant, à la fois tragique et drôle dans le ton, et innovant dans la forme.
Evidemment, en tant que bon yougoslave, il adore lui aussi le football. Cela m’a rappelé comment, tout au long des années 70 et 80, je côtoyais sur les terrains de football de ma région, les fils des immigrés yougoslaves qui avait trouvé du travail dans l’industrie. On les appelait les « Yougos », et on les appréciait pour leur technique et leur humour. J’ai déménagé en France en 1991, et je n’avais alors aucune idée si ces garçons étaient serbes, croates, slovènes ou bosniaques. A aucun moment, cela n’avait joué un rôle.
[La photo montre le stade de Sarajewo, derrière des tombes datant toutes de 1992 à 1995.]