Les droits des travailleurs des plateformes numériques font débat aussi bien en France qu’en Europe. Pour en discuter, notre invité est Maître Kevin Mention. Cet avocat défend plus de 500 travailleurs de plateformes et se bat contre "l'uberisation".
Euradio : Quelle est la situation en France et en Europe pour les travailleurs des plateformes numériques ?
Kevin Mention : Je n’aime pas trop ce nom parce qu’en réalité la quasi-totalité des plateformes numériques correspondent à des sociétés de services et pas à des plateformes de mises en relation. Le débat principal, c'est donc de savoir si le travailleur est un travailleur indépendant ou s’il est salarié subordonné à la plateforme parce qu’il reçoit des ordres, ou qu’il est contrôlé, ou qu’il est sanctionné. En France, comme en Europe et dans le monde, on a un débat sur le sujet et on cherche dans tous les cas à protéger ces travailleurs des plateformes qui sont très précaires.
E : En France, il y a déjà eu une décision de justice en mars 2020, en faveur d’un travailleur d’une plateforme. La Cour de cassation a reconnu le côté subordonné de la relation chauffeur/travailleur. Est-ce que depuis, les choses ont changé en France ?
K.M. : Dans cette jurisprudence, la Cour de cassation a clairement affirmé que vu les conditions de travail du VTC, il y avait subordination et donc existence d’un contrat de travail. Elle a même souligné que le contrat de prestation de services qui avait été signé était fictif. La difficulté en France, c’est qu’il n’y a pas de class action (ndlr: action de groupe): cette action est individuelle et ne reconnaît le salariat que pour le VTC en question. Ça a eu un impact considérable parce que d’autres travailleurs ont agi en justice par la suite. Le combat se joue à plein, mais malheureusement, ça prend du temps. Les plateformes restent sur leurs positions et continuent la plupart du temps leurs abus. On reste donc sur un statu quo avec un prétendu statut d’indépendant qui ne l’est pas vraiment. Il est vrai : les plateformes se transforment aussi et ne gardent pas forcément les mêmes mécanismes.
E : En avril 2021, le gouvernement a mis en place l’ARPE (l’Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi) pour réguler le dialogue social entre les travailleurs et les plateformes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
K.M. : Pour nous et pour la quasi-totalité des représentants des travailleurs, c’est du vent. C’est très apprécié des sociétés, on le voit : quand on va en justice et qu’on dénonce les abus des plateformes, elles disent aux juges qu’elles ont un dialogue social et qu’elles n’ont rien à se reprocher. À aucun moment, dans ces débats, on attend des avancées pour les travailleurs. Sur le papier peut-être, mais on est toujours dans la même situation où l’on vise à maquiller la situation de salariat. Le gouvernement en France est complice de la situation et on le voit depuis longtemps. Il y a plein de petites lois qui ont été votées au fil des années pour protéger ses plateformes.
E : À l'échelle de l'Union européenne, il y a aussi des débats. Il y a eu, il y a quelques mois, une proposition de la présidence tchèque, d'ajouter le nombre de critères qui permet de requalifier l'activité Indépendante en salariat. Est-ce que vous pensez que c'est nécessaire de changer les règles au niveau européen pour changer la situation en France ?
K.M. : On espère que cette fois au niveau européen on arrivera à protéger ces travailleurs. Il y a effectivement des débats sur la directive qui pourrait imposer cette présomption de salariat. On ne sait pas vraiment si la directive va imposer cette présomption de base sans critère et ça sera à la plateforme de prouver l’inverse ou si cette présomption de salariat n’existera que si certains critères sont remplis. Dans les premiers projets, à partir de deux critères remplis sur les cinq proposés, il y avait présomption de salariat. Évidemment, les plateformes et certains gouvernements pro plateformes ont souhaité multiplier le nombre de critères nécessaires pour aboutir à l'obtention de la présomption de salariat puisque plus il y a de critères, moins la directrice a d'intérêt. On est évidemment totalement contre. On tient à minima à rester sur deux critères comme proposés au départ et au mieux, partir d’une présomption de salariat et à la plateforme de démontrer l’inverse.
E : Qu’est-ce que vous disent vos clients ? Comment se sentent les travailleurs des plateformes numériques ?
K.M. : Ils sont souvent dépassés par tout ça. Il y a quelques années, on leur promettait l’indépendance comme quelque chose de formidable. Au fur et à mesure, ils se sont rendu compte que l’indépendance était fictive. Dès qu’ils avaient une petite difficulté, comme une maladie, ils voyaient qu’ils étaient sanctionnés par les algorithmes et qu’ils ne recevaient pas le même nombre de courses que d’autres personnes. Ils ont vu les défauts des plateformes. Aujourd’hui, ils n’attendent qu’une chose c’est qu’il y ait des personnes qui les aident. On espère que cette initiative européenne fasse un petit peu avancer les choses, même si on imagine que les plateformes restent encore dans bien des cas sur leur position.
Entretien réalisé par Lou Surrans