Artiste européen·ne de la semaine

Raül Refree (Barcelone) - Artiste européen de la semaine

Raül Refree (Barcelone) - Artiste européen de la semaine

Cette semaine, nous nous intéressons à Raül Fernandez Miro, alias Raül Refree, un musicien, compositeur et producteur barcelonais qui semble ne jamais dormir. C’est en tout cas l’impression que donne son CV : l'Espagnol a joué dans plusieurs groupes plus ou moins éphémères, sorti une dizaine d’albums solo, produit le double d’artistes, participé à autant de collaborations et réalisé la musique de pas moins de 8 films. Et tout cela s'entremêle sur des eaux parfois difficiles à naviguer. Mais au-delà de tous ces remous, ce qui bouscule notre petit hippocampe cérébral chez Raül, c’est l’absence de cases. Ou plutôt, la recherche du dépassement de cases : Raül et les conventions, c’est presque un antagonisme de naissance. Il quitte très jeune les conservatoires, totalement ennuyé dira-t-il plus tard par les partitions des autres. Rock, punk, pop, jazz, flamenco, fado, il glisse tout au long de son parcours d’un style à l’autre mais sans jamais rester à l’intérieur ; Raül joue en eaux internationales. Ce qui fait de l’homme aux cheveux ébouriffés et à la barbe hirsute une figure artistique très singulière, avec un style au croisement des musiques populaires, traditionnelles et avant-gardistes. 


Chapitre 1 : il était une fois


Raül Refree, de son vrai nom Raül Fernandez Miro naît en 1976 à Barcelone et tombe dans la musique aussitôt. Les sons de son enfance ? Sa mère et sa grand-mère jouant ensemble du piano dans le salon…à côté des chambres de ses frères où résonne le rock de Led Zeppelin. 

Pourquoi choisir ? Il se met au piano et à la guitare, qui deviennent ses outils pour une liberté illimitée. Liberté qui s’accorde mal avec le conservatoire : il va vite voir ailleurs et lance à 15 ans son premier groupe, ambiance rockschool. 

Puis, il intègre comme guitariste le groupe barcelonais de rock punk Corn-flakes avec lequel il part en tournée dans toute l’Espagne.



Assez vite cependant, Raül Fernandez Miro étant.. Raül, il tourne en rond dans le milieu rock underground espagnol des années 90 et décide de se lancer en solo, avec comme nom de scène “Refree”:

Il sort pas moins de 6 albums de rock indépendant en espagnol et catalan entre 2002 et 2013 ; dans lesquels il s’essaie à l’expérimental. Pour lui, je cite “la musique est une affaire de décisions, et de notes”. Pas de quoi se mettre dans des cases !

Dans l’album Els invertebrats de 2007, il propose des sonorités jazzy, enfantines, mais aussi rock, blues, et folk. Oui, oui !



Des disques hors-normes pour lesquels il reçoit plusieurs prix et attire les critiques. Mais aussi des artistes espagnols de toutes horizons. 


Chapitre 2 : L'enfer, c'est pas les autres 


 Raül Fernandez Miro a collaboré avec de nombreuses et nombreux artistes.  Souvent, son passage projette ses partenaires de scène sous les projecteurs ! Raül apprend à maîtriser différents langages musicaux au fur et à mesure de ces rencontres ou comme il les appelle lui-même, de ces voyages, car c’est comme cela qu’il pense les featuring qu’il fait : il y a d’abord une rencontre, puis l’éclosion d’une relation à l’autre, et enfin, une marche commune je cite “vers un endroit que l’on ne connaît pas”.Derrière ces collaborations, il y a donc toujours une histoire, un paysage, une singularité. La preuve, aucune ne se ressemble de près ou de loin! La renommée de la personne n’est jamais prise en compte, au contraire, le seul critère : l’affinité musicale. Lee Ranaldo, Rocío Márquez, Roger Mas, Nacho Umbert, Nino del Eche ou encore Kiko Veneno,… la liste de ses rencontres est longue.  Aujourd’hui, je vous emmène sur les pas de deux d’entre elles.



Direction d’abord Barcelone, avec la chanteuse de Flamenco Silvia Perez Cruz. Silvia et Raül se rencontrent en 2005, alors que ce dernier cherche une voix pour un projet de chanson sur l’exil. Un ami lui présente Silvia, il entend sa voix et c’est un match ! Il produit l’album du groupe féminin Las Migas de la chanteuse en 2011, qui la révèle au grand public. Ils font quelques concerts à deux, très bien reçus, qui leur laissent penser qu’il y a peut-être quelque chose d’autre à faire. Et effectivement, l’album de reprises Granada qu’ils sortent en 2014 devient disque d’or.



Après le Flamenco en 2014, Raül s’attaque au Fado en 2020 : rendez-vous quelques années auparavant à Lisbonne, où se trouve la chanteuse portugaise Lina. Qui à l’époque se fait d’ailleurs appeler Carolina, alors qu’elle se produit en tant que chanteuse de Fado traditionnel dans les salles les plus exigeantes du Portugal. Seulement cela fait déjà plusieurs années que Carolina y chante, et elle désire à ce moment-là créer un projet plus personnel. 

 Les étoiles s’alignent et Raül Refree rentre alors en jeu : il passe un soir dans le club où Carolina se produit, et tombe en amour de sa voix. 

Le fado, qui est hors de ses références culturelles, devient son nouveau terrain de jeu : il propose à Carolina de le réinventer sur le répertoire de l'icône du genre Amalia Rodriguez. Carolina relève le défi, et quitte à s’embarquer sur ces eaux audacieuses, elle reprend son vrai prénom, Lina. Le défi pour Lina est pourtant loin d’être évident : Elle qui vient du fado traditionnel, voir Raül Refree utiliser ses claviers au lieu de la guitare portugaise et de la contrebasse traditionnelle relève quasi de l’hérésie ! Elle craint les foudres des aficionados.  Raül réussit à négocier, et heureusement : le disque est applaudi comme le genre d’un nouveau fado, et est un succès. 


Chapitre 3 : producteur et révélateur 


Raül, c’est  un découvreur de voix. Les oreilles à l'affût, il ne laisse jamais passer les artistes qu’il repère,dans les bars, les clubs, ou sur des projets communs. Parfois, il y a des duo, et parfois… Il les produit. Évidemment même dans la production, on retrouve sa signature par le mélange des styles. Lee Ronaldo, Maria Rodes, Nacho Umbert, Els pets…Parmi ces multiples chanteurs et chanteuses, je vous emmène sur les pas de deux espagnoles qui ont la Flamenco dans la peau : Rocio Marquez et Rosalia



Mais d’abord, un petit détour dans la vie de Rocio Marquez.

Elle tombe dans le Flamenco à l’âge de 9 ans : c’est une évidence ! Elle le danse, puis elle le chante : son premier concert se passe à Arles, en 2010. Depuis, elle enchaîne les représentations. Rocio Marquez, c’est alors un nom que Raül tient dans ses petits papiers : un ami en commun lui suggère une collaboration. 

En 2013, Raül assiste à un de ses concerts à Paris, au New Morning, et encore une fois.. c’est un match musical ! Il réalise l’instrumental de l’album El Nino qu’elle est en train de préparer. Deux ans plus tard, Rocio le rappelle : elle le veut comme producteur pour son disque suivant, Firmamento. Cet album pour la chanteuse, c’est un reflet de son engagement politique : elle y aborde les problèmes contemporains, l’environnement, la lutte pour les droits, le féminisme. C’est aussi un reflet de ses inspirations : tango, seguiriya, caracoles, bambera, l’artiste fusionne les musiques de son histoire. Cette fois-ci, contrairement à son travail sur le flamenco de Silvia Perez Cruz, Raül laisse la partie musicale à 3 instrumentalistes, Le Proyecto Lorca : Tous les 5, ils créent un flamenco libre qui dynamite les codes, entre expérimentation et variété, qui sort en 2017 et se trouve être… Un succès.



Pourrait-on parler de la carrière de producteur de Raül sans parler de Rosalia ? La star internationale aux 2 Grammy Awards et 12 latino Grammy Award, que vous connaissez surement. Savez-vous cependant que son premier album -qui l’a révélé- est produit par Raül ? Si, si ! La chanteuse née au cœur de la Catalogne des usines textiles en 1992, tombe elle aussi dans le Flamenco et se produit dans des bars, café, à Barcelone. Un ami de Raül lui parle de cette jeune et brillante chanteuse : il devrait aller la rencontrer. Ils se croisent une première fois dans un bar barcelonais où Raül vient voir la fameuse chanteuse en action. Mais ce n’est qu’à Berlin, à un second concert que les deux sont présentés.Retour à Barcelone, le travail commence !  Enfin, après 1 an de cafés en terrasse, à parler musique et se faire écouter des sons : flamenco, reggaeton, rap, tout y passe. Le courant est évident. 

Il écrit avec elle son 1er album en 2017, Los Angeles, qui est élu par le média ABC comme le meilleur album de l’année.


Chapitre 4 : des images et des sons


Dans son CV aux milles références, on retrouve… Le cinéma, avec la production de la musique de 8 films. Ce qui pourrait étonner n’étonne pas pour cet adepte des pas de géants : Dans le parcours de Raül, le cinéma sonne comme une évidence : il a toujours eu dans sa musique “une partie visuelle même si elle n’existait pas

De l’invisible au visible donc, Raül compose par l’image à la recherche d’une “explosion émotionnelle”.Comme dans tout ce qu’il entreprend, Raül refuse les conventions. Pour les Bandes Originales de films, il remet en question la musique d’orchestres ; s’il s’en sert parfois, il préfère ouvrir d’autres champs : : plus de tonalités, plus d’instruments à corde, des synthétiseur, des voix simples, mais aussi le silence, qui compose une musique à part entière. La musique de film, pour le musicien, doit être perméable aux mouvements. 8 films, principalement des films d’autrices, d’auteurs parmi lesquels on peut citer Muyeres, Entre dos Aguas, Un ano, una noche, 8 films, c’est beaucoup de projets à aborder, alors commençons par 2 d’entre eux : Ojos Negros et La aldea maldita.



Ojos Negros est le travail de fin d’études des deux réalisatrices Marta Lallana et Ivet Castelo sorti en 2019. L’affinité artistique avec Raül est sans équivoque, puisqu’elles parviennent à le convaincre de travailler avec elles à partir de seulement 10 minutes de tournage. Raül avoue avoir été séduit par le travail d’image des réalisatrices: Ojos Negros, d’après le nom d’un village de Te-ruel, raconte les étés de beaucoup d’enfants espagnols des villes, que l’on envoie en vacances dans les villages des grands-parents, des oncles et tantes. Au travers du personnage principal -une jeune adolescente- les réalisatrices interrogent cette période de vie, le passage à l’âge adulte, la nature et la liberté. Des plans d’image lents, parfois statiques, dans lesquels le présent s’étire : des visages, des champs, des chambres, des cuisines.

Et au milieu de ces paysages, un voyage émotionnel, intime. Raül compose une musique qui accueille et accompagne cette transition, comme vous pouvez l’entendre. Il se concentre alors moins sur la nature, que sur les intérieurs des maisons de ce milieu rural, ce qu’elles ont de calme mais aussi d’étouffant, ce qu’elles permettent ou non.



La ruralité, c’est également un des thèmes que Raül illustre avec la musique du film “La aldea Maldita”, littéralement le village maudit, un film de Florian Rey sorti en 1930 considéré comme un classique espagnol. Le réalisateur y parle de l’exode rural qui a frappé l’Espagne du début du XXème siècle, et aborde de façon étonnamment moderne des sujets comme le patriarcat. Ce film existait en deux versions, une muette et une sonore. C’est en 2022, 90 ans plus tard, que Raül décide alors de composer une musique pour accompagner les images, qu’il produira sur scènes lors de ciné-concert. Pour ce drame expressionniste, Raül choisit une musique conceptuelle, immersive, une sorte de rêverie qu’il a voulu axer sur l’idée du vide et de l’abandon. 


Chapitre 5 : seul avec toustes


Après les 6 albums sorti aux débuts des années 2000 sous le nom de Refree, Raül reprend son prénom pour la suite de sa carrière musicale pour le moins… Hors-norme. “Inclassable” c’est le mot qui nous vient à l’esprit devant ces deux albums, La otra mitad sorti en 2018 et El espacio entre, en janvier de cette année. 

On peut se demander si Raül est musicien ou couturier, tant il donne l’impression d’assembler ensemble des styles opposés sur ces albums ! Pour ces deux projets, le musicien est en fait parti de son travail de composition de musique de cinéma, 

notamment des deux films Entre Dos aguas (2018) et La aldea Maldita (2022).Ces albums, c’est un espace dans lequel Raül se réapproprie le travail qu’il fait avec et pour les autres : tout en continuant d’autres projets et collaboration en parallèle, Raül se recentre sur lui avec ces deux sorties, se cherche… et se trouve.



Le disque La otra mitad, l’autre moitié. C’est l’assemblage de la musique du film Entre Dos Aguas qu’il a composé en 2018. Le réalisateur, Isaki Lacuesta, dresse un drame qui explore le monde du flamenco. C’est pour cela que la otra mitad est parfois qualifié de “ nouveau flamenco”, car made by Raül évidemment. Plus que la réalisation de la bande-original, cet album montre que Raül Refree a trouvé une autre voix : la sienne. C’est-à-dire, sans frontière, éclectique, un peu déjanté pour celui qui n’a pas froid aux yeux. Le flamenco rencontre de la rock expérimentale, des guitares électriques, des sonorités électroniques, des samples de voix, des enregistrements de rue.  Prenez masque et tuba, c’est parti pour une immersion en eaux agitées ! 



Son second album, El espacio entre, sorti en 2022, est tiré de la musique qu’il a produite pour le ciné-concert autour du film muet La aldea Maldita de Florian Rey dont nous avons parlé hier. En écoutant cet album, on a l’impression d’une musique d’humeurs, rapide et changeante: on y retrouve une multitude de sons, parfois antagonistes, parfois en résistance. L’école de Raül : l'impressionnisme. Il marche sur la ligne de la dissonance. 



Une émission proposée par Hannah Tesson !