La chronique "L'éco, du concept au concret" part d'une idée simple : éclairer l'actualité économique et la rendre plus accessible avec Arnaud WITTMER, une fois par mois.
Arnaud, vous avez choisi de nous parler d’inflation et d’hyperinflation, et pour l’illustrer, on va partir vers la Turquie, c’est bien ça?
Tout à fait. Depuis l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, et plus généralement depuis 2018, la Turquie a renoué avec ses problèmes inflationnistes. Et j’aimerais illustrer avec ces évènements les conséquences pour un pays qui n’arrive plus à maîtriser son inflation.
Plus particulièrement, quand on parle de la Turquie, on va voir quelles ont été les décisions politiques qui ont favorisé l’inflation puis l’hyperinflation, comment est-ce que ça impacte le pays et ses habitants quotidiennement, et quelles seraient les solutions envisageables pour reprendre le contrôle de la situation.
Et quand est-ce que le problème a commencé, exactement ?
La Turquie est familière du phénomène d’inflation depuis plus de 70 ans. Au début des années soixante, elle connaissait des taux similaires à d’autres pays européens, autour de 8 à 10 points.
En sachant qu’on avait pas le même regard sur l’inflation au milieu du siècle dernier non?
Oui, l’inflation n’est alors pas considérée comme un problème autant qu’aujourd’hui, avant la mise en avant des théories néolibérales. C’était un paramètre acceptable tant que la croissance perdurait.
Puis, avec les crises pétrolières, la Turquie a connu une crise inflationniste similaire aux autres pays développés, sinon plus virulente. Et c’est là que la différence est véritablement née avec le reste de l’Europe ; la plupart des pays font le choix de la stabilité des prix. Un exemple parfait serait les pays de l’ancienne Communauté Économique Européenne (CEE), qui tentent de rejoindre la future zone euro.
Ceux qui essayent de respecter les critères de convergence vous voulez dire?
Oui, c’est ça. Quand on parle des critères de convergence de Maastricht on pense aux critères de 3% de déficit maximum, de 60% de dette publique par exemple.
Mais celui qui nous intéresse le plus, c’est celui qui souligne que les pays qui souhaitent rejoindre la zone euro ne doivent pas voir leur inflation dépasser de plus de 1,5 % celle des trois États membres où les prix sont les plus stables.
Et donc, à cette période là, l’inflation continue de progresser en Turquie?
Sur toute la période allant de 1982 à 2003, l’inflation va rester au-dessus de trente points en moyenne, donc elle est très élevée.
Malgré ces instabilités, le PIB de la Turquie croît de façon importante, notamment grâce à l’accroissement de la population et parce que le pays avait encore un fort travail d’industrialisation à mener.
Puis, vers la fin des années 90, la Turquie change de stratégie ; elle va d’abord réussir à conclure une union douanière avec l’Union européenne en 1995, ce qui permet une plus grande liberté d’échange de marchandises entre les deux entités…
Et lui donne accès à un nouveau marché.
Tout à fait !
Ensuite, en 1997, elle candidate pour entrer dans l’Union européenne. Et enfin, en 2005, elle introduit “la nouvelle lire turque”. Pour vous donner un ordre d’idée, un million d'anciennes lire turque devient une nouvelle lire turque, et la banque centrale fixe la valeur de cette nouvelle monnaie à 0,50 euros.
Et enfin, la Turquie octroie une plus grande indépendance à sa banque centrale et lui donne une nouvelle mission, celle de la stabilité des prix, que la Banque Centrale Européenne (BCE) connaît également.
Qu’est ce qui justifiait la mise en place de cette nouvelle monnaie ?Marquer un nouveau départ, et capitaliser sur la confiance obtenue à la suite de ces réformes pour attirer des capitaux étrangers et redonner confiance dans la monnaie.
L’inflation reste plus élevée que dans les pays européens,toujours autour de 8 à 10 points, mais on est loin des problèmes des décennies précédentes, et surtout, cette inflation, bien qu'élevée, est stable.
Et l’un des problèmes majeurs de l’inflation, c’est l’incertitude. Si vous n’arrivez pas à estimer son montant, il est difficile de faire des prévisions. Et sans prévisions possibles, aucune raison d’investir dans le pays.
Sauf que le problème va réapparaître.
Oui, à partir de 2018, les problèmes s’aggravent rapidement.
Le pays avait réussi à attirer des capitaux étrangers (c’est-à-dire que des pays et des entreprises étrangères avaient pris la décision d’investir en Turquie), mais le fait est que la présence de ces capitaux dépendait de la confiance que la Turquie avait regagné avec ses réformes au début des années 2000.
Et cette confiance va s’éroder de plus en plus rapidement. D’abord avec la tentative de coup d’État, ensuite avec la réforme constitutionnelle qui vient renforcer les pouvoirs de Erdogan, Erdogan qui refuse d’augmenter les taux d’intérêts directeurs pour essayer de contrôler l’inflation, et enfin, plus récemment, l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu vient achever le peu de confiance qui restait dans le gouvernement turc.
Vous parlez de confiance, mais pourquoi est-ce que vous insistez dessus?
Parce que la monnaie turque dépendait des capitaux étrangers pour stabiliser sa monnaie. En demandant de la monnaie turque pour pouvoir investir dans le pays, on rend cette monnaie plus chère par rapport au dollar ou à l’euro, avec laquelle on l’échange.
Lorsque tous les capitaux se retirent petit à petit, c’est le mouvement inverse, donc la monnaie perd de sa valeur. Si la monnaie perd de sa valeur, les importations sont plus chères, et donc, les prix augmentent.
Pire maintenant, la Turquie rentre dans ce qu’on appelle de l’hyper inflation, c'est-à-dire que l’augmentation de l’inflation dépasse 50% par an.
Et donc, comme avec l’inflation, les investissements sont plus compliqués?
Oui, avec d’autres problèmes. On n’a plus confiance dans la monnaie, donc on ne la demande plus, et on voit d’ailleurs que les turcs possèdent 60% de leur épargne en dollar. En conséquence, on réduit encore la demande de monnaie.
Et enfin, l’hyperinflation s’auto-entretient. Pour éviter que le salaire ne s’érode complètement, le gouvernement turc augmente régulièrement et de façon très importante le salaire minimum. Pour compenser ces hausses de salaire, les entreprises vont augmenter les prix. Donc, on aura besoin d’augmenter encore les salaires.
Une des seules solutions à ce stade serait de recréer une monnaie, comme en 2005. Mais la dernière fois, c’était passé par 10 ans de réforme, et des garanties fortes de la stabilité du pays. Sans confiance, la situation va simplement se répéter...
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.