Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire

Alice SEELEY HARRIS

© Décolonisations Alice SEELEY HARRIS
© Décolonisations

Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...

Vous connaissez Alice Seeley Harris ? Missionnaire au Congo belge, elle acheta un appareil photo en 1904 et déclencha le 1er scandale humanitaire de l’histoire contemporaine.

Je reprends ici encore les mots du documentaire "Décolonisations" de Karim Miské, Pierre Singaravélou et Marc Ball.

Congo, 1898

En 1898, Alice Seeley Harris installe une mission avec son époux au Congo, propriété privée du roi Léopold II.

Venus apporter les bienfaits de la parole du Christ et de la civilisation, Alice et son mari ne s’attendaient pas à la sinistre réalité qu’ils allaient découvrir sur place :

« Au départ, j’enseignais dans une école parce que nos prédécesseurs étaient partis. C’est pendant que nous étions là-bas que nos relations avec les caoutchoutiers belges se sont beaucoup tendues. ».

Léopold II impose des quotas de production de caoutchouc impossibles à atteindre :

« La landolphia doit être saignée deux fois par an maximum mais les Belges exigeaient des saignées deux fois par mois ce qui signifiait que les indigènes devaient souvent aller dans la terrible forêt et s’ils ne rapportaient pas assez de caoutchouc, leurs femmes et leurs enfants étaient pris en otages et mis en prison jusqu’à ce qu’ils rapportent suffisamment de caoutchouc. ».

Ni la prison ni le fouet ne suffisant à obtenir les rendements exigés, on donne l’ordre aux soldats indigènes de passer aux meurtres à grande échelle. La terreur comme instrument de gestion des ressources humaines.

Témoins directs de l’horreur, Alice et John Harris tentent d’alerter l’opinion. Lors de leurs premiers congés à Londres, ils ne parviennent pas à convaincre leurs amis de la réalité des crimes commis au Congo. Alice décide alors d’acheter le premier appareil photo portatif mis sur le marché : le Brownie de Kodak. C’est avec ce Brownie qu’elle prendra le cliché qui va changer la donne. Nous sommes le 14 mai 1904.

« Un dimanche matin, j’étais seule et mon boy est venu me prévenir qu’un indigène m’attendait à l’arrière de la mission portant avec lui la main et le pied d’une petite fille enveloppés dans une feuille de bananier. Je l’ai fait asseoir en haut des marches de la véranda et il a ouvert la feuille de bananier et j’ai pris une photo. Ils étaient là, sous mes yeux, la main et le pied de cette petite fille. »

La petite fille assassinée et démembrée s’appelle Boali. Elle avait 5 ans.

Les mutilations sont alors monnaie courante. Quand les chefs de poste blancs envoient la troupe tuer les villageois pour l’exemple, ils demandent aux soldats de rapporter une main humaine par habitant assassiné. Préférant garder les balles pour braconner en chemin, les tueurs se contentent souvent de couper la main ou le pied de la victime.

Alice et ses collègues missionnaires multiplient les photos de Congolais mutilés et les envoient à Edmund Morel, un activiste britannique déterminé à mettre un terme aux horreurs du Congo. Ces images implacables vont provoquer le 1er scandale humanitaire de l’histoire contemporaine.

Leopold II, roi avare et sanguinaire, devient l’ennemi public n°1 en Angleterre et aux Etats-Unis. Pour que les foules se mobilisent encore plus, Edmund Morel envoie Alice et son mari en tournée avec une lanterne magique : de Londres à Manchester, de New-York à Minneapolis, salles de spectacle et églises se remplissent de fidèles déterminés à mettre un terme aux atrocités. La pression internationale est telle qu’en 1908, à Bruxelles, le Parlement oblige Leopold II à céder le Congo à l’Etat belge.

Alice Seeley Harris et Edmund Morel ont gagné leur combat. Mais nous sommes qu’au début du XXe siècle, il n’est pas encore question d’indépendance…