Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...
Photographe française aventurière et anti-conformiste, proche du mouvement surréaliste, elle raconta l’humanité avec un point de vue, le sien. A travers quarante ans de photographie, principalement en noir et blanc, c’est l’histoire d’un siècle qui est parcourue dans son œuvre photographique colossale d’une grande valeur historique et formelle. Au cœur de son œuvre : l’attention portée aux autres et au monde.
Denise naît en 1902 dans le 16e arrondissement de Paris dans une famille juive bourgeoise. Au lycée, elle fait la connaissance de Rose Maklès (future épouse d’André Masson) et de sa sœur Sylvia (future actrice et épouse de Georges Bataille puis de Jacques Lacan). Cette rencontre va lui ouvrir un autre monde, plus libre, plus fantaisiste que celui de son éducation bourgeoise. Elle fait la connaissance d’André Breton, avec lequel elle entretiendra des relations amicales toute sa vie.
Elle obtient le Baccalauréat de philosophie en 1921, puis étudie la psychologie à la Sorbonne, où elle rencontre Jacques Bellon, futur magistrat. Denise l'épouse en 1923. Après avoir eu deux filles de ce premier mariage (pour la petite histoire, sa cadette, Loleh, épousera Jorge Semprún), elle divorce au début des années 1930 et cherche du travail.
Elle s’installe dans une pension de famille à Paris, avec ses enfants, et se forme à la photographie auprès de Pierre Boucher. Ses photomontages conçus avec Pierre Boucher au début de sa carrière sont l’écho de ses travaux « réalistes ».
En 1933, elle fait ses premières armées au Studio Zuber, une agence de publicité employant des artistes comme Jean Anouilh, Jean Aurenche ou Paul Grimault. Elle apprend son métier sur le tas dans ce lieu de passage, de rencontres avec la presse, le cinéma, la publicité, le graphisme. Témoignage humain, social, culturel, l’être humain sera toujours, jusqu’à la fin de sa vie, au centre de son regard, même dans ses travaux publicitaires.
Elle participe, en 1934, à la création d’Alliance Photo, l’agence de Maria Eisner, et entame sa carrière de photojournaliste. Avec son Rolleiflex, elle réalise des reportages en France, en Espagne, en Finlande, en Albanie, en Tunisie, au Maroc et Afrique Occidentale française.
Au Maroc, au printemps 1936, elle explore Bousbir II, le plus grand bordel du monde. Bousbir, destination touristique mentionnée dans les guides, est un quartier de Casablanca construit par l’administration coloniale française en 1923 et dédié à la prostitution. Denise Bellon photographie les femmes, rejetées par leur famille, prisonnières de ce ghetto, au confluent des mécanismes de domination et des fantasmes sexuels orientalistes. 800 prostituées « maures » et juives vivent entre ces murailles, dans ce quartier à l’architecture néo-mauresque qui comprend un dispensaire et un poste de police. Il y a des jours « réservés » pour les clients européens, juifs et tirailleurs sénégalais. Les photographies de Denise Bellon sont très travaillées dans leur forme : plongée, distance, jeux avec les lignes architecturales, et très humaines : elle montre des femmes fières, spontanées, qui se mettent elles-mêmes en scène tout en soulignant bien les relations de pouvoir dans la photographie.
Engagée dans le monde et son époque, elle ne théorise pas son métier. Elle le fait.
Cette créatrice solitaire (mais bien entourée) ne travaille pas dans l’intimité du studio, ne possède pas d’atelier, mais installe un laboratoire dans son appartement, fait ses propres tirages et les retouche.
Affranchie de toute école mais proche du mouvement surréaliste et photographie l’Exposition surréaliste de 1938, puis les suivantes en 1947, 1949 et 1965.
Dans ses reportages, rien de nostalgique ou d’anecdotique ne vient entacher sa vision du monde. Denise Bellon maîtrise la précision du cadre, la profondeur de champ, met en relief ses sujets en dynamisant son contenu. Ses images sont très largement publiées dans des revues et magazines, en couverture et pages intérieures (Match, Vu, Regards). Les revues plus orientées vers l’esthétique, comme Paris-Magazine ou Plaisirs de France lui donne sa place au Panthéon de la photographie d’avant-guerre, aux côtés de Brassaï, Man Ray ou René-Jacques. Le marché du tirage limité n’existe pas encore mais Denise Bellon vend aux amateurs et collectionneurs, notamment aux Etats-Unis.
Elle réalise des portraits d’intellectuel·les et d’artistes (Juan Miro, Salvador Dali, Jacques Prévert, Paul Grimault…), documente des performances artistiques, des tournages et des expositions. Elle fait aussi beaucoup de recherches photographiques sur les formes et les matières.
Son œuvre est colossale : plus de 22 000 clichés, photo-reportages, portraits, vues industrielles, paysages, matières, natures mortes, photographies de plateau... Ce qui caractérise son œuvre, c'est la liberté d'une attitude envers les êtres et les choses, un regard vagabond, un travail photographique en dehors des conventions mais avec une ligne stylistique rigoureuse qui forme une unité et une contribution au nouveau vocabulaire photographique.
Denise Bellon place toujours l’être humain au centre tout en mettant en scène les relations de pouvoir avec une liberté de ton, un grand humanisme et un engagement politique dans son métier. Un vendeur d’ail à Sofia, des militaires finlandais, des enfants juifs rescapés des camps à Moissac, des clochards de la Mouff’, mais aussi les objets des internés du docteur Ferdières à Rodez, une main étrangement posée sur un mur de la Synagogue de Djerba, un squelette animal au milieu du désert… Au cœur de son œuvre : l’attention portée aux autres et au monde.
Avec autant de caractère et sans hiérarchie, la photographe donne à ses créations une identité. Elle entretient avec ses modèles des relations privilégiées, une certaine connivence, éloignées de l’image ethnographique traditionnelle : l’autre est toujours respecté·e. La voyageuse n’aspire pas à tout dévoiler, elle laisse des énigmes.