Les livres qui changent le cours d'histoire

Périclès est-il vraiment le grand homme de la démocratie athénienne ?

@Dunod Périclès est-il vraiment le grand homme de la démocratie athénienne ?
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La série "les livres qui changent le cours d'histoire" sur euradio propose aux enseignants une courte présentation d'ouvrages de recherche universitaire en lien avec les programmes du collège et du Lycée.

Le livre : La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Vincent Azoulay, Périclès.

Les études sur la démocratie athénienne ramène souvent au nom de Périclès (vers 495 av. J.-C. – 429 av. J.-C.) comme s’il symbolisait, à lui seul, Athènes à l’apogée de sa gloire et la naissance du principe démocratique dont nous serions les héritiers.

Dans cette biographie qui ne répond pas au schéma narratif classique (formation, maturité, postérité), Vincent Azoulay se demande comment une démocratie aussi sourcilleuse qu’Athènes a pu accepter le gouvernement d’un seul homme. Il revient pour cela sur la magistrature de la stratégie qui, même collégiale, a été exercée durant quinze années sans discontinuer par Périclès, durée d’autant plus exceptionnelle que les élections avaient lieu tous les ans. Autre atout politique de Périclès, son talent d’orateur qui lui permet d’imposer son point de vue à l’assemblée, d’en rassurer les membres en temps de crise et de faire entendre la voix de la raison, le logos péricléen rapporté par l’historien Thucydide.

Son pouvoir, Périclès le doit également à ses amitiés nombreuses à Athènes parmi lesquels des philosophes, des artistes ou des auteurs de tragédies (Anaxagore, Phidias ou Sophocle), qui ne forment pas pour autant un cercle fermé comme l’ont souvent prétendu ses ennemis politiques. Enfin, Périclès s’est appuyé sur la religion jusqu’à passer pour le porte-parole de la religion civique : les fêtes religieuses nombreuses et brillantes, les grands travaux de l’acropole au service des dieux, la splendeur du Parthénon (on pense à l’Athéna d’or et d’ivoire de Phidias) ont beaucoup fait pour la popularité de Périclès parmi les Athéniens. Pour financer ces travaux et enrichir la cité d’Athènes, Périclès a utilisé l’alliance créée autour d’Athènes après les guerres médiques contre les Perses, la Ligue de Délos, dont les cités-membres versaient un tribut annuel à la cité hégémonique. Grâce à cette manne financière, les citoyens qui exerçaient des charges au service de la cité (jurés, soldats…) ont reçu un salaire qui leur a permis de vivre bien mieux que les générations qui ont précédé et qui ont suivi.

Avec la peste de 429 et l’interminable Guerre du Péloponnèse (431-403) - achevée sur une défaite -, le temps de Périclès (470-429) apparaîtra a posteriori comme un Âge d’or pour Athènes. Ce sentiment est renforcé par la mauvaise presse réservée aux successeurs de Périclès dans les écrits de Thucydide et les comédies d’Aristophane : des hommes comme Cléon et Hyperbolos sont considérés comme des « hommes nouveaux » par l’historien Thucydide, c’est-à-dire des personnages qui n’appartiennent pas à l’aristocratie terrienne.

Mais l’idée d’une popularité et d’un prestige sans failles est fausse comme le montre Vincent Azoulay : si Périclès semble avoir été épargné par des critiques virulentes venues de la comédie, c’est tout simplement que la plus ancienne de celles qui nous sont parvenues, Les Acharniens d’Aristophane, date de 425, quatre années après la mort du « grand homme ». Certains fragments de poètes comiques contemporains de Périclès comme Cratinos ou Eupolis montrent d’ailleurs que les mêmes accusations de débauche et d’incompétence formulées par Aristophane à l’encontre de Cléon existaient également à l’encontre de Périclès.

Vincent Azoulay analyse également les mémoires de Périclès depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui pour montrer que cette image tutélaire de la démocratie et de la splendeur d’Athènes n’a pas toujours fait l’unanimité. En effet, quand Montesquieu loue la démocratie athénienne, il pense avant tout à celle de Solon, plus aristocratique, pas à celle de Périclès. De même Rousseau et les Révolutionnaires admirent la Sparte de Lycurgue et rejettent la figure de Périclès considéré comme un tyran sanguinaire et le représentant d’une Athènes décadente, avachie dans un luxe corrupteur des âmes.

C’est en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle qu’est né le « mythe » péricléen avec l’historien de l’Art Johann Winckelmann (1717-1768), ébloui par l’art athénien et c’est en Angleterre au XIXe siècle, sous la plume de l’historien et parlementaire libéral George Grote (1794-1871) que Périclès apparaît sous les traits d’un grand bourgeois libéral. En France, sous la plume de l’historien Gustave Glotz (1862-1935) Périclès devient le symbole des démocraties parlementaires face au militarisme prussien. Cette image idéalisée, encore vivace en France avec Jacqueline de Romilly (1913-2010), ne survivra pas à la remise en cause historiographique du « miracle grec » du « Siècle de Périclès » sous la plume d’historiens anglophones tout d’abord, puis francophones avec la jeune génération d’historiens à laquelle appartient Vincent Azoulay. Périclès est désormais étudié par les historiens sans admiration et sans référence à un prétendu « siècle de Périclès ».

Le livre de Vincent Azoulay met donc en perspective l’œuvre de Périclès. Il remet bien des idées en place et nous rappelle que, quelle que soit la période historique analysée, elle l’est toujours au travers du filtre des valeurs qui sont celles de l’historien et pas de son objet d’étude : nous ne faisons d’histoire que contemporaine.

Le cours : le « grand homme » est-il compatible avec la démocratie ?

Le livre de Vincent Azoulay permet d’établir une comparaison entre la démocratie athénienne antique – dont Périclès est souvent considéré comme la figure la plus représentative – et démocratie contemporaine. Il illustre aussi par son sous-titre (La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme), le profond dilemme qui parcourt le discours démocratique : quelle place accorder au « grand homme » dans un système qui promeut l’égalité entre les citoyens ?

Le livre évoque l’inexistence politique des femmes à Athènes, la présence de dizaines (ou de centaines) de milliers d’esclaves qui permettent au citoyen de pratiquer une démocratie directe sans se préoccuper pour beaucoup d’entre eux (prioritairement les urbains) de gagner leur vie par leur travail, enfin la présence de très nombreux étrangers, les métèques qui, droit du sang oblige, n’ont aucune chance d’accéder un jour à la condition de citoyen. Ce monde dans lequel les droits sont reconnus en fonction du statut politique, social ou sexuel, et où la notion de « droits de l’Homme » est inconnue, est difficilement comparable au nôtre : si les mots sont les mêmes (démocratie, démagogie, oligarchie…), les concepts sont tout autres. Et cependant, des questions identiques se posent, à deux millénaires et demi de distance.

Parmi elles, comment résoudre la contradiction entre une égalité de droit reconnue entre les citoyens et l’existence, dans les systèmes démocratiques, hier comme aujourd’hui, d’une « élite » politique, symbolisée souvent au travers d’un grand personnage, d’un « grand homme » (ou « grande femme » ailleurs en Europe – Angela Merkel) qui domine de sa stature le système politique ? Comment, dans une démocratie athénienne si méfiante vis-à-vis de ses élites (on pense à l’ostracisme, qui a frappé des personnalités prestigieuses comme Thémistocle) a pu émerger une telle personnalité, au point que les historiens modernes ont désigné cette période sous l’expression « siècle de Périclès » ? En quoi cette question est-elle au centre des préoccupations de toutes les démocraties, antiques comme contemporaines ?

Le livre de Vincent Azoulay permet de mesurer à la fois l’importance de l’origine sociale et familiale (le père de Périclès, Xanthippos, a été stratège au moment des guerres médiques, son grand-oncle Clisthène est l’instigateur des réformes qui ont créé les institutions démocratiques) mais aussi les mérites personnels de Périclès. Stratège, c’est-à-dire chef militaire quinze années successives (les élections étaient annuelles), il marque ses contemporains par son éloquence, sa capacité à faire accepter les réformes qu’il propose, ce que Vincent Azoulay. désigne sous le nom de charisme (du grec charis, « la grâce »). Le foisonnement intellectuel d’Athènes, la richesse de la cité – qui s’appuie sur l’exploitation des alliés de la Ligue de Délos par le biais du phoros, c’est-à-dire du tribut – sont les atouts de sa politique : cela explique la construction de bâtiments prestigieux (le Parthénon, inauguré en 438) mais aussi le versement de salaires pour le fonctionnement démocratique (le misthos, pour la participation aux tribunaux du peuple).

Si Périclès a été constamment réélu, c’est avant tout qu’il possédait la confiance de la majorité de ses concitoyens. Mais on ne saurait parler de « pouvoir personnel » au sens d’une dictature. La charge de stratège est collégiale : tous les ans, les citoyens athéniens élisent dix stratèges et il n’y a pas dans la démocratie athénienne « péricléenne » de poste détenu par une seule personne. Enfin, Périclès a été, en son temps, la cible d’attaques de la part des poètes comiques athéniens, comme Cratinos, comme dans les années 1990 aux années 2010, le personnel politique français l’était dans les Guignols de l’Info.

Patrice Brun est professeur émérite d’histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la Grèce classique et hellénistique dont Démosthène. Pouvoir, rhétorique et corruption, Paris, Armand-Colin, 2020.