L'Europe, le monde, la paix

La paix selon Kant

@卡晨 sur Unsplash La paix selon Kant
@卡晨 sur Unsplash

Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un·e des membres du collectif de chercheur·ses réuni·es dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.

Professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, vous nous évoquez aujourd’hui le souvenir du grand philosophe des Lumières, Emmanuel Kant.

Oui, impossible de ne pas lui rendre hommage dans notre chronique cette semaine, à l’occasion du 300ème anniversaire de sa naissance, le 22 avril 1724.

Et de faire allusion à son projet de « paix perpétuelle », qui visiblement, est toujours d’actualité de nos jours.

Il est vrai que le traité sur les conditions d’une paix « durable », comme on dirait aujourd’hui, reste l’un de ses écrits les plus accessibles.

Tout le monde ne s’attaquera pas à la Critique de la raison pure, mais tout le monde peut comprendre les six articles préliminaires, et les trois articles nommé « définitifs » de son texte paru en 1795, c’est-à-dire rédigé vers la fin de sa vie. Et tout le monde sera amené à se rendre à l’évidence que ce texte nous parle encore aujourd’hui. Il suffit de prendre par exemple le numéro 5 des articles préliminaires, qui renvoie au droit à l’auto-détermination des Etats. Je cite : « Aucun Etat ne s’immiscera de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat ».

Un principe qu’on retrouve dans la Charte des Nations Unies, mais qu’il est tentant de qualifier d’illusion, tant il est violé allègrement par les Poutines de la planète.

Vous n’êtes pas seule dans cette appréciation un peu amère. Déjà à l’époque, les différents projets pour une paix durable, comme celui de l’Abbé de Saint-Pierre, sur lequel s’appuie Kant un demi-siècle plus tard, était qualifiés au mieux d’utopiques, au pire naïfs.

Voltaire par exemple, dans un petit écrit de 1769, qu’il attribuera avec sarcasme à un imaginaire « Docteur Goodheart », cette paix imaginée est, je cite, « une chimère qui ne subsistera pas plus entre les princes qu’entre les éléphants et le rhinocéros, entre les loups et entre les chiens. Les animaux carnassiers se déchireront toujours à la première occasion. »

On est en pleine dispute entre les « idéalistes » et les « réalistes », ces écoles de pensée qui ont tant marqué les relations internationales.

Mais si ma mémoire est bonne, il y a d’autres idées dans le petit traité de Kant. C’est pas lui qui parlait d’une « fédération d’Etats libres » comme remède pour limiter les guerres ?

Si si, vous avez raison, cette vision, qui pioche également dans les idées de l’Abbé de Saint-Pierre, est effectivement développé dans l’article définitif numéro 2. Cette fédération nécessiterait que les Etats, comme les individus, abandonnent une liberté sans limites et se soumettent volontairement à des « lois de contrainte » valables pour tous. Il est vrai que cela ressemble furieusement à l’Union européenne conçue par Jean Monnet.

Bien entendu, l’objectif final serait une « civitas gentium », un Etat mondial des peuples, ou une « société des nations » si vous préférez, mais je crains que plus de deux siècles plus tard, on en soit encore assez loin. N’empêche qu’Emmanuel Kant est allé au-delà de l’idéalisme pur, en imaginant non seulement ce qui serait souhaitable dans l’absolu, mais aussi ce qui serait techniquement réalisable, pour peu qu’on suive ce qui est raisonnable.

Je présume qu’en Allemagne, on va commémorer dignement ce 300ème anniversaire d’un de plus grands penseurs de langue germanique, non ?

Evidemment, les colloques, publications et émissions en son honneur ne manqueront pas. En même temps, le pauvre Emmanuel est lui-même désormais l’objet d’une guerre mémoriel. Il a passé toute sa vie dans la ville qui s’appelle aujourd’hui Kaliningrad, cette enclave russe coincée entre la Pologne et la Lituanie, et ces dernières années, il y a eu des polémiques plus ou moins virulentes sur place, notamment en 2018 quand il s’agissait de baptiser l’aéroport de la ville que les Allemands continuent d’appeler « Königsberg ».

De toute façon, je vous déconseille de vous recueillir sur sa tombe dans cette Cathédrale, à 2200 km de Nantes : trop loin, trop cher, trop risqué. Faites plutôt une excursion dans le Nord-Est du Cotentin, histoire de saluer respectueusement, au centre du bourg de Saint-Pierre, la statue de l’Abbé qui a imaginé une Union européenne dès le XVIIIe siècle. Et pendant que vous y êtes, dites aussi bonjour à Alexis de Tocqueville, penseur de la démocratie moderne, qui repose à seulement cinq kilomètres de là dans le cimetière du village dont il porte le nom.

C’est noté, et merci pour le conseil !

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.