Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de la volonté de l’Union européenne d’être « moins dépendante des approvisionnements en provenance de pays autoritaires imprévisibles ».
Vous citez un extrait du compte-rendu d’une récente réunion des ministres du Commerce de l’Union européenne (1). On comprend sans mal que la Russie fait partie des « pays autoritaires imprévisibles » qui créent la dépendance actuelle de l’Union, surtout en matière énergétique : son régime politique a été qualifié d’« autoritaire » et son principal dirigeant de personnage « imprévisible » ayant un haut « niveau d’irrationalité dans sa façon de penser [et] de décider » (2). En revanche, l’association entre « autoritaire » et « imprévisible » est peu fréquente, ce qui suggère de lui consacrer un moment d’attention.
On la comprend intuitivement…
Oui, un autocrate peut prendre des décisions arbitraires. Or, un pouvoir arbitraire (un pouvoir « qui dépend du caprice d’un homme, d’une autorité ») est par définition (à cause du mot « caprice ») imprévisible (3). C’est la première interprétation de l’expression « pays autoritaires imprévisibles ».
Mais un autocrate doit avoir un minimum de constance, y compris dans les relations internationales.
C’est vrai, et cela nous invite à poursuivre notre exploration.
Cette remarque du journaliste Alain Frachon à propos de la Russie suggère une autre interprétation : « En général, les dictateurs font et croient ce qu’ils disent. Il faut donc toujours les prendre au mot » (4). La nouvelle interprétation repose sur l’incrédulité : on ne croit pas que tel dictateur va tenir parole, et quand il passe à l’acte, on considère que son acte était imprévisible comme si l’on avait oublié qu’il avait annoncé ce qu’il a accompli. L’association « autoritaire imprévisible » refléterait cette forme d’incrédulité.
Mais on pouvait avoir des raisons de ne pas croire ce qu’il disait.
Peut-être parce que l’on pensait au bluff ou à la ruse.
La ruse, justement, peut fournir une nouvelle interprétation. On en trouve une expression au chapitre XVIII du Prince de Machiavel (5). Il affirmait à propos du souverain – le « prince » –, que « celui qui a mieux su faire le renard s’en est toujours le mieux trouvé ». Agir en renard, c’est agir par la ruse – « être grand simulateur et dissimulateur » – et obtenir des résultats qui n’avaient pas été prévus.
Dans le domaine de la guerre, la ruse peut avoir directement pour but l’imprévisibilité : elle « consiste à provoquer chez l’adversaire une erreur d’appréciation », selon les termes du sociologue Roberto Miguelez (6).
L’imprévisibilité n’est pas le but de la ruse dont parle Machiavel au chapitre XVIII du Prince, où il s’intéresse aux relations du souverain avec ses sujets. Cette ruse-là permet au prince, selon les circonstances, de violer ses promesses si cela lui permet de « maintenir ses Etats », sans que cela ait des conséquences sur sa réputation. Pour Machiavel, c’est souvent le cas : « on voit par expérience que les princes qui, de notre temps, ont fait de grandes choses, n’ont pas tenu grand compte de leur parole, qu’ils ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et qu’à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté ». Être susceptible de ne pas tenir ses promesses, voilà qui crée un « océan d’incertitude », pour reprendre une expression d’Hannah Arendt à propos de la promesse (7).
En bref, dans l’expression « pays autoritaires imprévisibles », l’imprévisibilité peut provenir de l’arbitraire des autocrates, de notre propre incrédulité ou de la ruse des souverains. J’ai pour ma part une petite préférence pour l’incrédulité qui, au demeurant, n’exclut ni l’arbitraire ni la ruse des autocrates.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) « Réunion informelle des ministres du Commerce », Communiqué de presse du 31 octobre 2022.
(2) « Mélanie Joly annonce que d’autres sanctions seront imposées à la Russie bientôt », Le Devoir, 21 mars 2022.
(3) Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition. Un caprice est ici une « manifestation irréfléchie de la volonté, généralement soudaine, obstinée et sujette à de brusques revirements » (CNRTL).
(4) « Alain Frachon : ‘Les dictateurs comme Poutine font et croient ce qu’ils disent’ », L’Express, 5 juin 2022. Voir aussi : « Les dictateurs ne disent pas toujours ce qu’ils font, mais ils font toujours ce qu’ils disent ! » (« Guerre et paix en Europe. Quand les missiles continuent à être à l’est et les pacifistes à l’Ouest », eurojournalist, 1er avril 2015).
(5) N. Machiavel, Le prince, trad. J. Gohory, Gallimard, Folio, 1980.
(6) R. Miguelez, Les règles de l’interaction, essais en philosophie sociologique, Les Presses de l’Université Laval, L’Harmattan, 2001.
(7) Dont un effet est, selon elle, de « dissiper au moins partiellement » l’imprévisibilité des conduites humaines (H. Arendt, The human condition, University of Chicago Press, 1958, trad. G. Fradier, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961 et 1983, Pocket, coll. « Agora », 2006).