La chronique philo d'Alain Anquetil

L’éthique est une « tâche quotidienne » pour chaque membre des institutions européennes

L’éthique est une « tâche quotidienne » pour chaque membre des institutions européennes

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des réformes éthiques demandées par les parlementaires européens à la suite de l’affaire du Qatargate.

Oui, « les députés demandent plus de réformes » et appellent à « la création rapide d’un organe d’éthique indépendant de l’UE » – une initiative qui figurait dans une résolution du Parlement européen de septembre 2021 (1). La vice-présidente de la Commission, Věra Jourová, a annoncé le 14 février dernier que la Commission allait faire une proposition en ce sens (2).

À la fin de son discours, elle a souligné que « l'éthique et l'intégrité ne peuvent être assurées par d’autres pour notre compte » et qu’elles « sont une tâche quotidienne pour chacun ». Nous pouvons nous attarder un peu sur ces observations.

Pourquoi ?

Parce que l’idée que l’éthique est « une tâche quotidienne pour chacun » est suggestive.

Elle ne va pas de soi ?

On peut considérer qu’elle exprime l’idée que l’éthique se cultive par la pratique.

« C’est en forgeant que l’on devient forgeron ».

Oui, et l’on en trouve une illustration chez Aristote à propos des vertus morales – la justice, la tempérance, le courage, etc.

Aristote affirmait que « les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est […] en pratiquant les actions justes que nous devenons justes » (3).

Or, les vertus font partie des « choses qu’il faut avoir apprises pour les faire » : elles ne sont pas des dispositions innées, naturelles, elles sont le produit de l’habitude.

Mais nous avons la capacité de les acquérir.

Nous avons en effet une aptitude naturelle à acquérir les vertus : « la nature nous a donné la capacité de les recevoir », dit Aristote, « et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude » (4).

L’habitude est une « disposition acquise par la répétition » (5), mais, dans le cas qui nous intéresse, celui des vertus morales, elle n’a rien de rigide ou de routinier, contrairement à ce que pourrait suggérer l’idée de répétition.

Car agir de façon vertueuse présuppose, comme le souligne la philosophe Nancy Sherman, que l’on identifie que telle situation exige une réponse d’un certain type, que l’on éprouve les émotions correspondantes, et que l’on ait des désirs et des croyances sur les fins que l’on devrait viser et sur la manière de les réaliser (6).

On comprend que le philosophe Bernard Williams emploie l’expression « entraînement moral » pour décrire la manière dont on acquiert les vertus (7).

Mais nous sommes disposés à suivre cet « entraînement »…

Oui, et l’on peut ajouter que, pour Aristote, la pratique de la vertu nous procure du plaisir.

Le philosophe Myles Burnyeat notait qu’« apprendre à accomplir ce qui est vertueux, à en faire une habitude ou une seconde nature, c'est, entre autres choses, apprendre à l’apprécier et à y prendre du plaisir – un plaisir approprié » (8).

Par exemple, Aristote affirme que « l’homme qui fait face au danger et qui y trouve son plaisir, ou tout au moins n’en éprouve pas de peine, est un homme courageux, alors que s’il en ressent de la peine, c’est un lâche » (9).

C’est cela que Věra Jourová avait en tête en parlant de l’éthique comme d’« une tâche quotidienne pour chacun » ?

On peut le comprendre ainsi. Même lorsque le « cadre éthique commun » de l’Union européenne sera affiné, celles et ceux qui devront l’appliquer devront, si l’on suit Aristote, faire en sorte, par la pratique, que les vertus éthiques exigées par leurs fonctions deviennent des habitudes – c’est-à-dire qu’elles deviennent une seconde nature.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) « Allégations de corruption : les députés souhaitent des réformes ambitieuses et rapides », Actualité Parlement européen, 16 février 2023. Voir la « Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur le renforcement de la transparence et de l’intégrité des institutions de l’Union par la création d’un organisme européen indépendant chargé des questions d’éthique », site du Parlement européen.

(2) « Opening remarks by Vice-President Jourová on the establishment of an independent EU Ethics Body », Commission européenne, 14 février 2023.

(3) Aristote, Ethique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.

(4) Ibid.

(5) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.

(6) N. Sherman, « The habituation of character », in N. Sherman (dir.), Aristotle’s ethics. Critical essays, Rowman & Littlefield Publishers, 1999.

(7) B. Williams, « Vertus et vices », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.

(8) M. F. Burnyeat, « Aristotle on learning to be good », in N. Sherman (dir.), Aristotle’s ethics. Critical essays, Rowman & Littlefield Publishers, 1999.

(9) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit.