La chronique philo d'Alain Anquetil

Les repas de fête et la souveraineté de la parole

@Noah Samuel Franz sur Unsplash Les repas de fête et la souveraineté de la parole
@Noah Samuel Franz sur Unsplash

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la philosophie des repas de fête…

Oui, c’est de circonstance. Le mot « philosophie » fera ici référence à la pensée d’Emmanuel Kant, que nous évoquions dans notre précédente chronique à propos de l’hospitalité.

Kant s’est intéressé aux repas de fête ?

Aux repas en général. Il en a surtout parlé dans un ouvrage sur l’anthropologie, une science dont l’objet est de répondre à la question : Qu’est-ce que l’homme ? (1)

Est-ce en raison des rituels qui entourent les repas ?

Il est vrai que ces rituels ont de l’importance, comme l’observait le socio-anthropologue Pascal Lardellier :

« Des lois anthropologiques, 'écrites nulle part, connues de tous’, régissent le bon déroulement du repas, nivelant l’appétit égoïste des uns, atténuant la susceptibilité des autres. Car la table est un espace de contrainte au moins autant que de plaisirs » (2).

Mais ce qui intéresse Kant, c’est plutôt le fait que, pour reprendre les mots de la philosophe Alix Cohen, « les repas sont pour nous, êtres humains, une expérience ultime » en matière de sociabilité, d’épanouissement dans les relations sociales (3).

Michel Foucault, commentant l’ouvrage de Kant sur l’anthropologie, affirmait que les repas en commun sont des « formes minuscules de société » où « doit s’établir, par la transparence d’un langage commun, un rapport de tous à tous ; nul ne doit se sentir privilégié ou isolé, mais chacun, silencieux ou parlant, doit être présent dans la commune souveraineté de la parole » (4).

La conversation semble avoir plus d’importance que le repas…

Le repas pris en commun combine le « bien-vivre » et la satisfaction de nos aspirations morales et intellectuelles, tous deux faisant partie de notre nature :

Les convives, dit Kant, « n’ont pas seulement le projet de prendre un repas en commun, mais aussi celui de tirer profit mutuellement de leurs présences […] ; il faut que cette petite tablée n’ait pas […] pour but la seule satisfaction du corps […], mais le contentement social, dont ce repas ne doit apparaître que comme le véhicule » (5).

Même l’alcool peut contribuer à ce « contentement social ».

Si sa consommation reste modérée…

Oui, mais Kant n’hésite pas à dire que « la boisson délie la langue », qu’elle « ouvre […] le cœur et […] offre un véhicule matériel à une qualité morale, à savoir la franchise ».

Il existe donc un lien étroit entre le repas et la conversation ?

Kant ne se contente pas de l’affirmer. Il explique aussi que, lorsque des convives sont réunis autour d’une « table richement garnie », la conversation suit différentes phases. Au début, elle commence par des « récits » sur les nouvelles du jour. Puis viennent les « raisonnements » : les convives échangent des opinions, entrent dans un débat qui « excite l’appétit pour la nourriture et pour la boisson ». La troisième phase est celle des « purs jeux d’esprit » : on plaisante, on rit, l’atmosphère est sereine et détendue.

Même si la conversation est peu profonde, le fait qu’elle soit animée grâce au repas stimule les facultés mentales des participants.

Cela ne marche pas à tous les coups…

Vous pensez aux cas où les choses tournent mal ?

Oui.

Kant l’évoque à propos de l’« embarras » :

« Toute réunion autour d’une table obéit […] à un principe sacré qui fait un devoir à chacun de garder le silence sur ce qui pourrait ensuite, en dehors de cette table, occasionner de l’embarras à l’un quelconque des commensaux [c’est-à-dire des convives] ».

Pour l’éviter, chaque convive doit respecter ses compagnons, faire preuve de bienveillance et conserver sa maîtrise de lui-même, y compris en se gardant d’une « jouissance démesurée des plaisirs de la table » (6). Il s’agit, au fond, de mettre en œuvre « tout ce qui favorise la sociabilité ».

Mais cela peut ne pas suffire…

C’est pourquoi Kant propose aussi des « règles d’un repas de bon goût » qui ont pour but d’« animer toute la compagnie », car il faut que chacun puisse contribuer à la conversation, parler « avec tous (et non pas seulement avec son voisin) » – et il ne faut pas qu’un convive « rentre chez lui, après cette réunion, en s’étant brouillé avec l’un quelconque des autres ».

Voici les règles proposées par Kant : discuter de sujets qui intéressent tout le monde ; éviter les temps morts ; « ne pas changer de sujet sans nécessité » mais traiter en profondeur d’un sujet avant de passer à un autre ; ne pas prétendre avoir raison – Kant observe que la conversation autour de la table ne doit pas être une « activité sérieuse, mais un simple jeu » ; enfin, si elle devient sérieuse, chacun doit faire preuve des qualités que nous avons citées : respect, bienveillance et maîtrise de soi.

Les hôtes (maître et maîtresse de maison) ont un rôle à jouer, non seulement en veillant à limiter le nombre de convives (entre 3 et 9 invités afin d’éviter que se forment des petits groupes), mais aussi en évitant d’inviter des personnes dont les tempéraments pourraient conduire à des conflits. Ainsi, comme le dit Alix Cohen :

« Un hôte ne devrait pas inviter ensemble des mélancoliques et des flegmatiques, ou des sanguins et des colériques. Il devrait plutôt mélanger les tempéraments en neutralisant les sanguins avec les flegmatiques et les colériques avec les mélancoliques. » (7)

Tous ces conseils sont-ils valables pour les jours de fête, où l’ambiance est parfois débridée… ?

Bien sûr. Dans un passage de son Anthropologie, Kant souligne l’importance que les convives se sentent en sécurité, qu’ils aient confiance. Il voit dans cette idée la présence d’« usages ancestraux » selon lesquels « le fait de prendre son repas à une même table est considéré comme l’expression formelle d’un […] contrat de sécurité ». Ce « contrat » est la condition du bien-vivre, de la joie, du plaisir de converser avec autrui – et il vaut aussi pour les jours de fête.

(1) E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, tr. A. Renaut, GF Flammarion, 1993. Sur la question « Qu’est-ce que l’homme ? », voir l’introduction d’Alain Renaut. Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont issues de l’Anthropologie du point de vue pragmatique.

(2) P. Lardellier, Rites, risques et plaisirs alimentaires, Éditions EMS, 2013.

(3) A. A. Cohen, « The ultimate Kantian experience: Kant on dinner parties », History of Philosophy Quarterly, 25(4), 2008, p. 315-336.

(4)M. Foucault, Introduction à l’Anthropologie de Kant, 1961, Vrin, Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2008.

(5) E. Kant, Anthropologie…, op. cit.

(6) E. Kant, Métaphysique des mœurs II. Doctrine du droit, Paris, 1796, tr. A. Renaut, GF Flammarion, 1994.

(7) Cohen reprend les observations de Kant.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.