Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler du « merveilleux », à quelques semaines des congés d’été et des jeux olympiques.
Nous aurons aussi des élections législatives. Après la surprise engendrée par l’annonce du Président de la République, certaines des expressions utilisées dans les commentaires – « quitte ou double », « stratégie de la terre brûlée », « saut dans l’inconnu » – auraient pu faire l’objet de cette chronique. La consacrer au « merveilleux » paraît étrange. Les vainqueurs de l’élection s’exclameront peut-être : « C’est merveilleux » – à la façon d’Ursula von der Leyen, qui dit parfois : « C’est merveilleux d’être ici » (1) –, mais le mot aura alors le sens de « formidable », sans rapport avec le « merveilleux » des mondes féériques, qui donne son nom à un genre littéraire.
Cependant, le cas de la dissolution a un petit point commun avec ce merveilleux-là.
La « surprise » ?
Exactement. « Merveille » vient du latin mirabilia qui signifie « choses admirables, étonnantes », et qui dérive de mirari, « s’étonner, être surpris, admirer ». Le merveilleux se définit (sans faire spécialement référence à la fiction) comme « ce qui surprend l’esprit par son caractère extraordinaire, inexplicable » (2). Le professeur de littérature Bernard Vouilloux note que « la merveille, perçue comme un écart, trouv[e] sa justification dans le mouvement de surprise ou d’étonnement qu’elle provoque » (3).
Quel est cet « écart » ?
L’inattendu propre à la surprise.
S’agissant du merveilleux, le philosophe Evanghélos Moutsopoulos soulignait le fait qu’il « dépasse les cadres habituels [de la pensée, qu’il] ne peut être saisi ni expliqué que grâce à une modification des cadres en question » (4). Il ajoutait que « le merveilleux se présente comme étant hors de la norme [ce qui rejoint l’« écart »], comme atteignant une haute valeur significative par rapport au monde de l’habitude ».
Cette description rend compte de formules telles que « émerveillement béat », c’est-à-dire « bienheureux » ou « serein » (5). L’émerveillement béat ne s’accorde pas bien avec ce que l’on éprouve quand on lit un texte littéraire, par exemple un conte merveilleux : il convient mieux à certaines de nos attitudes face au spectacle de la nature.
L’émerveillement devant la beauté de la nature…
Oui. Roger Caillois affirmait que « les apparences naturelles constituent la seule origine concevable de la beauté » (6). Il existe, pour Caillois, une « connivence » de l’être humain avec la nature, si bien que, lorsqu’il estime que tel paysage est beau, il ne produit pas un jugement, mais exprime son appartenance à la nature.
Nous pouvons prendre un exemple où il est question du merveilleux.
Il s’agit d’un conte ?
D’un roman, vendu à des millions d’exemplaires, écrit par une auteure canadienne, Lucy Maud Montgomery, au début du XXe siècle : Anne... la maison aux pignons verts (7).
Le roman raconte l’histoire d’Anne, une orpheline âgée de 11 ans. Elle a été adoptée par des fermiers, un frère et une sœur. Alors qu’elle se rend pour la première fois à la ferme, elle passe dans « l’Avenue », une « voie de trois ou quatre cents mètres de long entièrement couverte d’une arche de branchages de pommiers » en fleurs, si bien qu’« au-dessus de [sa] têt[e] s’étend[ent] de longues voiles neigeuses de fleurs parfumées ».
Anne, qui a l’habitude de parler de façon volubile et enthousiaste, cesse tout à coup de parler. « Cinq kilomètres plus loin, l’enfant n’[a] toujours pas dit un mot ». Elle est tombée dans une sorte de ravissement provoqué par la beauté du spectacle.
Quand elle en sort, c’est pour répondre au fermier après qu’il a dit que l’endroit était « joli » :
« Joli ? Ce n’est pas le bon mot. Ni ‘beau’ non plus. Ils ne sont pas assez forts. Oh, c’était magnifique, vraiment magnifique [en anglais « wonderful » : « merveilleux »] ! C’est la première fois que je vois quelque chose que mon imagination ne pourrait embellir ». (8)
« C’est la première fois que je vois quelque chose que mon imagination ne pourrait embellir » : cette phrase pourrait être une définition du merveilleux.
Anne est aussi sous le coup d’une émotion.
Oui. En même temps que s’impose à Anne une « merveille » (la voûte formée des fleurs de pommiers) qui suspend son imagination par ailleurs très féconde, il y a ce qu’Hubert Matthey appelait (en 1915) une « commotion », une « émotion spéciale » ou le « frisson du merveilleux » (9). Il écrivait à propos du surnaturel – mais cela s’applique à notre cas – que l’effet de cette émotion se compare à l’effet « que produit sur une [automobile] en marche un arrêt subit : l’engrenage saute, le volant éclate, l’auto capote ».
Moutsopoulos parle aussi d’une « commotion ». Elle résulte d’une « attitude […] passive de l’esprit qui, charmé par l’imposante merveille, s’y soumet volontiers » (10).
Qu’en dit Anne ?
Elle dit avoir ressenti une « douleur agréable ». La douleur provient du fait qu’Anne est « toujours triste quand quelque chose d’agréable se termine » (11). Mais elle vient aussi de ce que l’émotion du merveilleux, l’émerveillement, aspire à revenir, un peu dans l’esprit de ces mots de Paul Valéry :
« Si un homme a faim, cette faim lui fera faire ce qu’il faut pour être au plus tôt annulée ; mais si l’aliment lui est délicieux, ce délice voudra en lui durer, se perpétuer ou renaître. » (12)
Avez-vous des conseils pour l’été ?
En matière de merveilleux ?
Oui.
S’agissant de la littérature, les auditrices et auditeurs d’euradio feront aisément leur choix, mais ils pourraient se référer aux exemples littéraires proposés par Tzvetan Todorov dans sa discussion de trois genres voisins : le fantastique, l’étrange et le merveilleux (13).
Il est aussi possible, cet été, de « pratiquer » le merveilleux, non seulement en « travaillant » son regard, car il faut être capable de voir le merveilleux, mais aussi en faisant des « travaux pratiques », c’est-à-dire en découvrant le merveilleux caché dans le quotidien. En disant cela, je viens presque de citer le titre d’un ouvrage qui, je crois, pourrait intéresser les adultes aussi bien que les enfants (14).
Un entretien réalisé par Laurence Aubron
(1) « It is wonderful to be here » (« Déclaration à la presse de la Présidente von der Leyen avec le Premier ministre belge De Croo et le Premier ministre polonais Tusk », 23 février 2024). Voir aussi : « C’est un sentiment merveilleux de voir une salle aussi remplie » / « It is wonderful to see this packed room here » (« Discours d’orientation de la Présidente von der Leyen au Forum stratégique de Bled », 29 août 2022).
(2) Respectivement A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010 ; Grand Larousse de la langue française, Vol. 4, Librairie Larousse, 1989 ; et CNRTL.
(3) B. Vouilloux, « Le merveilleux entre savoir, croyance et fiction », in A. Gaillard et J.-R. Valette (dir.), La beauté du merveilleux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011.
(4) E. Moutsopoulos, « Merveille et émerveillement », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 159, 1969, p. 25-30.
(5) L’expression est employée par Alain Vaillant dans « Le merveilleux en question(s) », Romantisme (Revue du dix-neuvième siècle), 170(4), 2015, p. 5-10.
(6) R. Caillois, Cohérences aventureuses : esthétique généralisée au cœur du fantastique, la dissymétrie, Gallimard, 1976.
(7) L. M. Montgomery, Anne of Green Gables, L.C. Page & CO, 1908, tr. H. Charrier, Anne de Green Gables, Monsieur Toussaint Louverture, 2020. L’histoire d’Anne a donné lieu à une série diffusée sur Netflix : « Anne with an ‘E’ ».
(8) « Pretty? Oh, pretty doesn’t seem the right word to use. Nor beautiful, either. They don’t go far enough. Oh, it was wonderful — wonderful. It’s the first thing I ever saw that couldn’t be improved upon by imagination. »
(9) H. Matthey, Essai sur le merveilleux dans la littérature française depuis 1800, Librairie Payot & Cie, 1915.
(10) « Merveille et émerveillement », op. cit. Vouilloux dit à peu près la même chose : « Je ne ‘mire’ la merveille [je ne la contemple, je ne l’admire] que parce qu’elle m’a tiré l’œil et qu’elle me contraint à l’admirer » (« Le merveilleux en question(s) », op. cit.).
(11) Anne de Green Gables, op. cit.
(12) P. Valéry « L’infiniment esthétique », 1934, in Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960. Anne renomme « l’Avenue » en utilisant le mot « délices », afin que son nom exprime ce qu’elle a de merveilleux : « Le Chemin blanc des délices » (« The White Way of Delight »).
(13) T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Le Seuil, 1970.
(14) E. Guyon (dir.), Du merveilleux caché dans le quotidien. La physique de l’élégance, Flammarion, 2018.